3. 1 Le machiavélisme à l'index

Shakespeare côtoyait suffisamment de courtisans contemporains pour lui permettre d'envisager ce qui pourrait advenir si le monarque, agissant au nom et à l'encontre du Tout Puissant se conduisait en prince machiavélique pour sauvegarder son pouvoir usurpé. Bien que Machiavel soit souvent décrit comme un bouffon cynique, personne ne prend ses traités pour des livres de plaisanteries (jest-books). Cet auteur florentin était connu en Angleterre 252 soit dans les éditions italiennes, soit dans des traductions manuscrites car la publication était interdite. Souvent on ne découvre la pensée de Machiavel qu'à travers le discours de l'huguenot Innocent Gentillet, ‘Le Discours sur les Moyens de bien gouverner et maintenir en bonne paix un Royaume (...) contre Nicolas Machiavel’ 253 , lequel présente une image déformée de la conception machiavélique du gouvernement. Deux courants se développent parallèlement en Angleterre : celui des admirateurs de son enseignement politique et celui des adversaires de ses idées religieuses et morales. Le livre de Gentillet agit comme un révélateur : le terme nouveau découvert par Machiavel et désigné "machiavélisme" par Gentillet dénote une laïcisation de la pensée politique qui ne concilie pas la raison d'Etat avec la loi divine et avec la conscience. Les Elisabéthains, préférant pour la plupart une personnification de l'hypocrisie mise au service du crime, se contentent de reproduire l'image du Machiavel démoniaque et non pas l'image assez fidèle que présente Marlowe dans le prologue de The Jew of Malta  :

‘MACHEVILL :
I count religion but a childish toy,
And hold there is no sin but ignorance.
Birds of the air will tell of murders past.
I am ashamed to hear such fooleries !
Many will talk of title to a crown :
What right had Caesar to the empery ?
Might first made kings, and laws were then most sure
When, like the Draco's, they were writ in blood.
Hence comes it that a strong built citadel
Commands much more than letters can import.

(The Jew of Malta 254 , Prologue, 14-23)’

Shakespeare , dans la troisième partie de Henry VI, nous présente Gloucester sous les traits d'un personnage machiavélique, projetant d'engendrer une révolution politique en sa faveur par des méthodes hypocrites et criminelles. Shakespeare nous montre, dans Richard III , Gloucester en compagnie d'autres disciples de Machiavel 255 , pratiquant l'intrigue de cour, s'adonnant à la médisance et à la calomnie, et ne reculant point devant l'idée du complot ou du crime politique. Il semblerait que le puritain Stockwood, dans un sermon de 1578, fait allusion au Prince et le dénomme ‘"the Alcoran and God of Courtiers’", ce qui témoigne de la grande curiosité de l'époque à l'égard des théories de Machiavel, même si la connaissance en est imparfaite 256 .

L'illusion et la duperie sont associées étroitement dans l'imagerie élisabéthaine avec la vilenie et le machiavélisme 257 . L'hypocrisie est d'autant plus redoutée qu'elle a plus de raffinements. Le thème des faux-semblants devient un lieu commun à la fin du XVIe siècle. Richard Gloucester nous offre à maintes reprises une démonstration de son talent comme faiseur de dupes. Empruntant au personnage Vice ses fausses larmes, il parvient à tromper son entourage de nombreuses fois.

Ses succès s'enchaînent, et, pour souligner l'aveuglement engendré par l'aspiration démesurée à grimper l'échelle sociale, le rôle secondaire du Scrivener met la folie de l'époque à l'index :

‘Bad is the world, and all will come to naught,
When such ill dealing must be seen in thought.

(Richard III , 3. 6. 13-14)’

Notes
252.

En 1564 le concile de Trente entérina l'Index du 30 décembre 1559 qui dénombrait tous les auteurs dont les livres et écrits devaient être prohibés. Machiavel ne fut pas omis et cessa désormais d'être imprimé en Italie. L'Angleterre ne lui accorda guère d'audience si ce n'est qu'on trouve parmi les conseillers d'Edouard VI deux grands lecteurs de Machiavel : William Thomas, et Roger Ascham , un des premiers adversaires anglais du florentin. Une partie de l'élite put lire Machiavel dans les éditions italiennes ou dans les traductions manuscrites. Les éditions clandestines de John Wolfe dans les années 1580 laissent entendre qu'il existe une demande importante. Voir Machiavel, Le Prince, "Introduction", traduit par Yves Lévy, Paris: Flammarion, 1992, 2e édition, pp. 23-25.

253.

Ce discours, publié en 1602, est traduit dès 1577 par Simon Patericke. Référence fournie par Louis Lecoq, La Satire en Angleterre de 1588 à 1603, p. 70, n. 92.

254.

Christopher Marlowe, The Complete Plays, éd. J. B.Steane, Harmondsworth: Penguin Books, 1969.

255.

Comme suggéré préalablement dans ce travail, tous les membres des familles de York et de Lancaster sont mêlés dans des crimes politiques dans cette pièce.

256.

Voir J. W. Bench, Preaching in England in the Late 15th and the 16th Centuries, Oxford, 1964, p. 307-8, cité par Louis Lecoq, La Satire, p. 71.

257.

Voir, par exemple, Richard III , 1. 3. 332-336; Romeo and Juliet , 3. 2. 74-8.