3. 2 La tyrannie à l'index

Les tromperies successives prennent une allure mécanique et l'on est tenté de faire un rapprochement avec l'Ubu Roi d'Alfred Jarry qui passe ses victimes à la trappe. ‘"Chop off his head"’ (3. 1. 190), ‘"Off with his head !"’ (3. 4. 76) avec sa variation ‘"Off with young George's head !"’(5. 6. 74) sont prononcés comme par un automate qui ne réfléchit point sur les propos programmés. L'amitié, la valeur de la vie humaine sont des notions non reconnues par de tels dispositifs. Le cas de Buckingham est instructif : avant son exécution, on lui refuse le droit de parler à son inspirateur Gloucester, qui l'avait tant flatté autrefois :

‘RICHARD GLOUCESTER :
My other self, my counsel's consistory,
My oracle, my prophet, my dear cousin,

(Richard III , 2. 2. 121-122)’

Richard Gloucester manipule ses dupes de manière à les faire collaborer à leur propre esclavage et parfois à leur anéantissement. Le ridicule et le terrifiant coalescent dans la vision d'un exercice arbitraire du pouvoir absolu par un tyran enraciné dans le mal. La notion de "parvenir" est l'une des cibles des satiriques de l'époque élisabéthaine et Richard peut être considéré comme le prototype du scélérat parvenu qui utilise les procédés les plus infâmes. Il est difficile de ne pas songer aux machinations de Richard Gloucester quand on relit ce passage capital de la doctrine de Machiavel :

‘Et jamais un prince n'a manqué de motifs légitimes pour colorer son manque de foi. De cela l'on pourrait donner une infinité d'exemples modernes, et montrer combien de paix, combien de promesses ont été rendues caduques et vaines par l'infidélité des princes : et celui qui a su mieux user du renard est arrivé à meilleure fin. Mais il faut, cette nature, savoir bien la colorer, et être grand simulateur et dissimulateur : et les hommes sont si simples et ils obéissent si bien aux nécessités présentes que celui qui trompe trouvera toujours qui se laissera tromper. [...] A un prince, donc, il n'est pas nécessaire d'avoir en fait toutes les susdites qualités, mais il est bien nécessaire de paraître les avoir. Et même, j'oserai dire ceci : que si on les a et qu'on les observe toujours, elles sont dommageables ; et que si l'on paraît les avoir, elles sont utiles ; comme de paraître pitoyable, fidèle, humain, droit, religieux, et de l'être ; mais d'avoir l'esprit édifié de telle façon que, s'il faut ne point l'être, tu puisses et saches devenir le contraire. [...] Il faut donc qu'un prince ait grand soin qu'il ne lui sorte jamais de la bouche chose qui ne soit pleine des cinq qualités susdites, et qu'il paraisse, à le voir et l'entendre, toute miséricorde, toute bonne foi, toute droiture, toute humanité, toute religion. Et il n'y a chose plus nécessaire à paraître avoir que cette dernière qualité. Les hommes en général jugent plus par les yeux que par les mains ; car il échoit à chacun de voir, à peu de gens de percevoir 258 .’

Aussi est-il intéressant de voir comment un auteur de complaintes satiriques tel que Thomas Nashe conçoit le personnage de l'hypocrite machiavélique. Pour lui, comme pour l'ensemble des Elisabéthains, ce personnage correspond au villain :

‘Under villainy I comprehend murder, treason, theft, cozenage, cut-throat covetise, and such like. Lastly, under hypocrisy, all Machiavellism, puritanism, and outward glozing with a man's enemy and protesting friendship to him that I hate and mean to harm, all underhand cloaking of bad actions with common-wealth pretences, and finally, all Italianate conveyances, as to kill a man and then mourn for him, quasi vero 'It was not by my consent', to be a slave to him that hath injured me, and kiss his feet for opportunity of revenge ; to be severe in punishing offenders, that none might have the benefit of such means but myself ; to use men for my purpose and then to cast them off ; to seek his destruction that knows my secrets ; and such as I have employed in any murder or stratagem, to set them privily together by the ears to stab each other mutually for fear of bewraying me ; or if that fail, to hire them to humour one another in such courses as may bring them both to the gallows 259 .’

Le tyran peut transformer ses sujets en marionnettes. Le postulat de base de Henri Bergson trouve son illustration dans certaines scènes de Richard III : le rire est en partie provoqué par le mécanique greffé sur le vivant 260 . La transformation d'une personne en objet s'effectue par exemple lorsque Richard III manipule Anne et Elisabeth ou lorsqu'il prépare Buckingham à jouer des rôles pour lui. La mécanisation dans le monde politique permet d'endoctriner, de forger des dupes prêtes à être manipulées au gré du tyran. La métamorphose est le modus operandi d'une dictature : la nature humaine ainsi que la société sont recréées. Après la nuit vient cependant la révélation des absurdités de la nouvelle société instaurée, et celle-ci se rachète dans une célébration lors du renouement avec des principes plus sensés, célébration qui trouve son corollaire dans le dénouement conventionnel d'une comédie , ce que Northrop Frye définit comme anagnorisis :

Anagnorisis, or recognition of a newborn society rising in triumph around a still somewhat mysterious hero and his bride, is the archetypal theme of comedy 261 .’

Richmond décrit le processus qu'engendre l'injustice pandémique instaurée par le tyran :

‘England hath long been mad, and scarr'd herself ;
The brother blindly shed the brother's blood,
The father rashly slaughter'd his own son,
The son, compell'd, been butcher to the sire ;

(Richard III , 5. 8. 23-26)’

Ni l'amour ni l'honneur ne survivent sous une dictature. Richmond est présenté comme un héros Messianique, rédempteur de la société égarée.

L'effet de boule de neige créé par les arrestations injustes et inattendues dans cette pièce devient grotesquement risible. Dans le royaume de l'arbitraire qu'instaure Richard III , il n'y a ni liberté ni nécessité, et le tragique se voit exclu. Le tyran rémunère le plus souvent ses acolytes en les éliminant. Les tours de la roue de la Fortune, déesse aveugle, sont représentés par la volonté, ou le libre arbitre capricieux du tyran. Némésis règne cependant au dessus de tous et l'intrigue consiste en un retournement de situation où le puissant, le dominateur, se trouve au bout de l'action en état de dominé et de perdant.

Dans le portrait de la tyrannie, l'ingrédient essentiel est constitué par la terreur. Le pathos est absent car il sonne une fausse note dans cette harmonique. Les scènes traçant l'ascension de Richard au pouvoir par des moyens diaboliques dépendent de la complicité de ses victimes : Lady Anne, Queen Elisabeth, mais aussi Lord Hastings et Lord Buckingham aident Richard à réussir ses meilleurs tours de force. Une sorte de nouvelle justice ironique est créée lorsque ceux qui l'ont aidé à accomplir ses crimes sont envoyés à la mort. Même Anne ne peut pas être innocentée. Elle accepte Richard pour époux contre son meilleur jugement, se maudissant à l'avance, à son propre insu. Si Shakespeare se concentre sur le tyran et non pas sur les sentiments que peuvent provoquer ses malheureuses victimes, c'est pour écarter tout sentiment de pathos.

Notes
258.

Machiavel , Le Prince, p. 142-3.

259.

Thomas Nashe , Pierce Penniless his Supplication to the Devil, The Stratford-upon-Avon Library 1, ed. Stanley Wells, London, Edward Arnold Ltd, 1964, p. 70.

260.

Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du comique, Paris: P.U.F., 1940, 303e édition : 1972, p. 29.

261.

Northrop Frye, Anatomy, p. 192.