3. 3 L'histrionisme du tyran à l'index

C'est dans le cadre de ses activités politiques et de sa mutation en tyran expérimenté que le personnage de Richard III exerce ses talents histrioniques de manipulateur de son entourage. Il agence les insécurités, les rivalités entre factions opposées et les ambitions de ceux qui l'accompagnent en jouant sur leurs désirs inavouables qu'il parvient à présenter sous des formes acceptables. L'interprétation pervertie des conseils de Machiavel proposée par le protestant Gentillet semble être incarnée par le personnage de Richard III. Selon Gentillet, Machiavel conseille aux princes de mentir, de tricher, de commettre des meurtres sous la couverture de la piété et de la vertu. Cette duplicité est illustrée dans les scènes de rencontre avec Lady Anne et avec la reine Elisabeth, scènes dans lesquelles Richard parvient à rendre acceptable à ses adversaires les plus farouches les offres en mariage qu'il leur soumet. Lorsque Stanley convoque Anne à son couronnement, elle nous livre une analyse rétrospective de la scène de sa séduction du premier acte :

‘LADY ANNE :
[...] my woman's heart
Grossly grew captive to his honey words
And proved the subject of mine own soul's curse,

(Richard III , 4. 1 78-80)’

Lors du combat verbal qui a lieu entre Richard et Anne dans l'acte 1.2, Anne se laisse convaincre par la fausse démonstration de pénitence que Richard élabore. Pendant cette démonstration les larmes coulent à flot pour témoigner de l'amour suicidaire qu'il prétend être la force motrice de ses actes meurtriers commis contre ses proches :

‘RICHARD GLOUCESTER :
[...] In that sad time
Mine manly eyes did scorn an humble tear,
And what these sorrows could not thence exhale
Thy beauty hath, and made them blind with weeping
(Richard III , 1. 2. 154.9-154.12)’

Nous laisserons Richard exprimer son incrédulité devant le succès remporté :

‘To take her in her heart's extremest hate,
With curses in her mouth, tears in her eyes,
The bleeding witness of my hatred by,
Having God, her conscience, and these bars against me,
And I no friends to back my suit withal
But the plain devil and dissembling looks –
And yet to win her, all the world to nothing ? Ha !

(Richard III , 1. 2. 219-225)’

Richard est le premier à être conscient de l'outrance de ses arguments :

‘I do mistake my person all this while.
Upon my life she finds, although I cannot,
Myself to be a marv'lous proper man.

(Richard III , 1. 3. 239-241)’

Comme dans le théâtre du Vice, allusion est faite au changement vestimentaire pour symboliser la transformation à vue dont Richard se flatte :

‘I'll be at charges for a looking-glass,
And entertain a score or two of tailors
To study fashions to adorn my body.

(Richard III , 1. 3. 242-244)’

Shakespeare souligne ainsi, comme certains de ses prédécesseurs, la facilité avec laquelle le mal peut être présenté sous des auspices nouveaux et paraître acceptable à celui ou à celle qui se laisse tenter par un désir prohibé. Anne est médusée par les paroles de Richard, par ces "honey words" qui la font céder, telle Eve, à la tentation proscrite, représentée ici comme "a better husband" (1. 2. 139). Shakespeare reste dans la logique homilétique des pièces morales en dissimulant le vice sous une forme trompeuse. La situation d'Anne dans cette scène est analogue à celle de tant d'autres sujets opposés par un personnage Vice . Richard barre physiquement et moralement la route vers l'objet de son désir, l'enterrement de son beau-père, qui représente le devoir du chrétien soucieux des valeurs morales et préoccupé par son destin dans l'autre monde. Cette opposition se manifeste sous couvert d'un déguisement : la flatterie dans ce cas provoque chez Anne l'abandon de la poursuite de l'objet louable pour un objet fallacieux, le monde, représenté par l'offre en mariage que lui profère Richard. Il y a confusion des valeurs. Richard, comme son ancêtre le Vice , illustre l'état de confusion du monde par opposition à l'image idéale que les philosophes et les églises font de l'ordre universel. La bague qu'elle accepte de porter signifie l'abolition de l'incompatibilité entre les contraires et laisse croire qu'il n'y a pas de sens ultime au delà des choix individuels et contingents.

En nous présentant un débat allégorisé entre la conscience et l'asservissement de la raison aux sens à travers une scène de séduction aux connotations d'érotisme pervers, Shakespeare pousse la parodie à ses limites extrêmes. L'élément satirique ne manquerait pas de cibler le spectateur introspectif qui se verrait alors reflété dans le miroir déformant d'une scène grotesque mais vibrante de mimétisme contemporain : le grand mal de ce siècle où toutes les barrières entre les classes sociales commencent à s'effondrer, c'est le désir de parvenir à tout prix. Nous prenons étai sur Edmund Spenser qui nous offre un témoignage de la situation qui emprunte aux bestiaires et aux marginalia deux des animaux les plus exploités à cause de leurs caractéristiques voisinant ceux de l'homme :

‘The foxe and th'Ape disliking of their euill
And hard estate, determined to seeke
Their fortunes farre abroad, lyeke with his lyeke :
For both were craftiee and vnhappie witted ;
Two fellowes might no where be better fitted 262 .’

La scène durant laquelle Richard séduit par personne interposée la fille de la reine Elisabeth est analogue à celle que nous venons d'évoquer. La reine Elisabeth déverse son venin sur Richard, l'ordonnateur des meurtres de ses deux fils à la Tour, de son beau-frère Clarence, et le vilipendeur de son mari le roi Edward défunt. Richard croit emporter la victoire dans cette scène aussi lorsqu'il évoque la possibilité de fonder une dynastie nouvelle, à la manière du phénix, à partir des cendres de la famille décimée d'Elisabeth :

‘KING RICHARD
But in your daughter's womb I bury them,
Where, in that nest of spicery, they will breed
Selves of themselves, to your recomfiture.

(Richard III , 4. 4. 354-356)’

Cette idée séduisante gagne la reine à sa cause, malgré sa rancœur à l'égard de l'auteur des assassinats de ses deux jeunes fils. Les sentiments que Richard confie à la salle suite au départ de la reine indiquent la leçon morale à tirer du combat verbal entre conscience et soif de pouvoir qui s'est déroulé entre les deux protagonistes : ‘"Relenting fool, and shallow, changing woman !"’ (4. 4. 362) s'exclame-t-il dès sa sortie de scène. Richard n'est pas le seul personnage caméléon de cette pièce. La femme est satirisée à outrance. L'esthétique du grotesque gothique est mis au service de cette illustration de l'asservissement aux passions par le fait que l'alliance des contraires est réalisée sur la personne d'Elisabeth lorsqu'elle consent à céder sa fille en mariage à l'agent de leur deuil récent. Ainsi tout sentiment pathétique est éliminé de la réception par la salle.

Notes
262.

Edmund Spenser, Mother Hubberds Tale, vers 46-50. Cité par Louis Lecoq, La Satire, p. 68. Il n'est pas inutile de préciser que dans la tradition populaire le singe représente souvent le diable et les péchés de la chair, le degenerantis naturae homo : voir H.W. Janson, Apes and Ape Lore in the Middle Ages and the Renaissance, London : The Warburg Institute, 1952, p. 46.