4.1 Une scène d'amour empreinte de l'esthétique du comique-grotesque

Le personnage du Vice a pour tâche de divertir autant que de convaincre. Il provoque le rire par ses dires et ses gestes. Richard déclenche un sourire narquois engendré par le comique grotesque gothique, ce sourire qui ne s'affirme que timidement. Tenter une scène de séduction devant un corbillard semble une entreprise absurde et vouée à l'échec. Mais Richard la réussit, étonné de découvrir un tel talent en lui-même. Il ironise sur sa propre personne et cette ironie révèle une certaine vérité sur la virtuosité de l'art histrionique dont il fait preuve : une puissance érotique en émane. Dans le cas de Richard c'est un érotisme pervers qui transformera rapidement les festivités nuptiales en funérailles, mais qui exerce néanmoins un pouvoir de séduction incongrue dans cette scène.

A la scène 2 de l'acte 1, lorsque Richard interrompt le cortège qui transporte la dépouille du roi Henry VI à Chertsey pour y être enterrée, une joute verbale s'installe, et Richard, flatteur, prend le dessus avec son badinage codé de sous-entendu érotique. Il transgresse les normes de la bienséance se moquant et du deuil et de la souffrance qu'éprouve Anne vis-à-vis de son époux et de son beau-père assassinés lorsque, devant le corps ensanglanté d'Henry, il joue le séducteur qui plaide coupable de meurtre au nom d'un amour intransigeant. C'est un jeu pour Richard, comme en témoigne la stichomythie de la joute d'esprit qui est engagée. Les jeux de mot sont rapidement investis de connotations érotiques dès le vers 112 lorsque Richard rend explicites ses intentions de se lier en amour avec Anne, s'estimant un compagnon digne de son lit. Une fois qu'allusion est faite à son "bedchamber" (1. 2. 112) les double-entendre s'en suivent : Richard souhaite que les yeux d'Anne, qu'elle veut mortifiants comme ceux du basilic, puissent le transpercer tout de suite :

‘[...]that I might die at once ;
For now they kill me with a living death.
(Richard III , 1. 2. 150-151)’

Le "Take up the sword again, or take up me" (1. 2. 171) , le "I'll have her, but I will not keep her long." (1. 2. 217) et le ‘"To take her in her heart's extremest hate"’(1. 2. 219) suffiront comme exemples d'allusions paillardes 263 pour démontrer le travestissement opéré dans cette scène macabre qui juxtapose amour pervers et mort contre nature. L'esthétique du comique-grotesque est à l'œuvre pour provoquer un rire nerveux qui reconnaît la dextérité du rhéteur qu'est Richard, mais qui déplore la faiblesse incarnée par Anne quand elle cède devant la tentation du crapaud maléfique. Le choix du crapaud liminaire n'est pas innocent : la représentation fréquente de femmes dont les seins sont mordus par des serpents ou des crapauds dans l'art roman tardif suggère une forme de punition pour un péché commis 264 . Shakespeare exploite l'élément visuel satirique associé à l'art gothique grotesque par son choix d'imagerie relevant des bestiaires et se cristallisant autour du personnage sinistre qu'est Richard Gloucester. Nous employons la terminologie de "grotesque gothique" en ce qui concerne cette pièce à cause de l'élément de choc provoqué par les analogies et associations incongrues, réminiscences des tableaux de Bosch ou de Bruegel qui représentent des mondes substantiels et concrets. Ce ne sont point de simples jeux d'esprit décoratifs tels les muraux portés à la connaissance des esthètes du début du seizième siècle par Giorgio Vasari qui leur donne le nom de grottesche et pittura grottesca, proprement "peinture de grotte", désignant un type de décoration murale inspirée des peintures représentant des figures hybrides découvertes par les fouilles de la Domus Aurea de Néron au moment de la Renaissance italienne. Vasari leur attribue le sens de "pittura licenziosa e ridicola molto 265 " ("peinture licencieuse et fantaisiste ou caricaturale") et cette valeur évaluative et morale, non plus descriptive et esthétique, colore l'histoire du mot grotesque à partir du XVIe siècle. L'aspect difforme de Richard, ainsi que son langage ambigu, sont présentés comme les signes de sa perversion morale. Les sermonneurs et moralistes de l'époque éprouvaient le besoin de donner une réalité physique au péché. L'analogie entre le physique et le moral allait jusqu'à attribuer à une défaillance spirituelle les épidémies de peste ou les naissances monstrueuses, par exemple. Les monstres de toutes natures qui ornent les façades et ouvertures de bâtiments ecclésiastiques gothiques et romans illustrent l'étymologie du mot "monstrous" dérivé du latin monere et empreint de la notion de prodige et d'admonition. Les malédictions de Margaret maintes fois réitérées tout au long de la pièce ne laissent pas l'auditoire oublier l'admonition présente dans l'épidémie de peste et dans la peur d'une guerre civile porteuse de désordre social que nourrissaient les tensions générées par l'absence d'un successeur à la reine Elisabeth 1er. L'élément grotesque dont la pièce est dotée n'est point teinté de cette exubérance qui accompagne les saturnales lors des festivités du calendrier religieux. L'expérience de la peste qui sévit à Londres entre 1592 et 1593 révèle la facette menaçante des éléments grotesques et difformes couramment exploitées lors de festivités exorcisantes. Le ton vacillant de l'imagerie grotesque dans la prose élisabéthaine, oscillant entre l'exubérance et le dégoût s'explique lorsqu'on essaie d'envisager l'effet que pourrait avoir des admonitions concernant la torture éternelle aux enfers sur un public habitué au spectacle d'exécutions exemplaires et de fosses communes remplies de cadavres infestés par la peste. La compréhension passait par l'analogie dans ce monde empreint encore du symbolisme médiéval et toute manifestation physique difforme est interprétée comme l'extériorisation de la difformité intérieure de l'homme. Thomas Nashe nous renseigne sur l'interprétation de cette vision :

‘Well did Aristotle, in the second of Physics, call sins monsters of nature ; for as there is no monster ordinarily reputed but is a swelling or excess of form, so is there no sin but is a swelling or rebelling against God 266 . ’

Notes
263.

Eric Partridge, Shakespeare 's Bawdy, London & New York, Routledge, 1968, p. 197 : "Take : to take carnal possession of - to copulate with - a woman."

264.

Voir Janson, Apes and Apelore, p. 47. L’Annexe 12 représente la damnation de la luxure. La femme est mordue aux seins par des serpents et assaillie par un diable avec des crapauds. Détail du portail gauche de l’Abbatiale Saint-Pierre à Moissac (Tarn et Garonne).

265.

Cité par Neil Rhodes, Elizabethan Grotesque, London: Routledge & Kegan Paul, 1980, p. 7.

266.

Thomas Nashe , "Ambition" from Christ's Tears Over Jerusalem, Thomas Nashe 1, éd. Stanley Wells, London : Edward Arnold Ltd, 1964, p. 178.