5. 1 La désagrégation du tableau hiérarchique médiéval

Le personnage Vice est un grand acteur dans la dialectique de l'Un et du Multiple. Dans le cadre du schéma de la Moralité, un discours transcendantal, providentiel est présent pour mener l'action à bien. L'univers théâtral se décline en noir et blanc tant que la voix providentielle représente l'unicité d'une religion non divisée. Les rivalités sectaires au sein de la religion rendent la foi chrétienne elle-même équivoque et ainsi l'homme et la Chrétienté se fissurent et l'Un perd son ascendance sur le Multiple 274 . Les moralités polémiques montrent l'orientation que devait prendre le théâtre élisabéthain ultérieurement. John Bale est l'un des premiers dramaturges à pointer la direction en créant une tendance qui va en croissant : il élargit le modèle en s'inspirant de faits réels et en manipulant les chroniques à ses propres fins polémiques. Dans King Johan (1538-1560), par exemple, l'auteur fait ressortir le parallèle entre la lutte du personnage King Johan contre la corruption papiste et le soutien qu'accorde Henry VIII au processus de la Réforme en Angleterre. Les motivations des personnages apparaissent de plus en plus vraisemblables et les institutions attaquées par Bale sont représentées dans toute leur ambiguïté. Nous pouvons, à plusieurs années d'intervalle, nous faire une idée de l'ambivalence croissante de la culture "officielle" à travers les paroles prononcées par le roi Henry V :

‘There is some soul of goodness in things evil
Would men observingly distil it out –

(Henry V, 4. 1. 4-5)’

Les abstractions telles que l'ambition, l'avarice, la gloire, la soif de vivre deviennent équivoques, et l'admirable et le condamnable plutôt que d'être opposés sont juxtaposés sinon mélangés. D'autre part, l'apparition d'une littérature de "fous" témoigne que le contrôle officiel sur la pensée se relâche et qu'émerge la voix d'une partie de la population qui cherche à se faire entendre davantage. Cette littérature fait apparaître les hiérarchies, organisées en confréries (tout au moins dans l'imaginaire sinon dans la réalité) imbriquées dans les couches basses sociales et morales. De telles associations ou "ordres" de marauds ou de "fous" nervurent The Order of Fools (c. 1430) de Lydgate et constituent l'armature du Narenschiff (1494) d'Alexander Barclay où, comme dans divers textes antérieurs les fous sont au pôle opposé des simples d'esprit. Au contraire, ils sont présents comme des gens coupables de blasphème, de mépris de Dieu, d'oppression, de toutes les malhonnêtetés imaginables ; y figurent aussi médisants, flatteurs, insolents, joyeux compagnons, menant vie de débauche, à la taverne, aux dés, avec les filles ; des paresseux, des présomptueux, et enfin de vrais imbéciles. Ces personnages nous renseignent non seulement sur l'inspiration du comportement des "Vices" de nos pièces, mais aussi sur l'intérêt croissant que le public lettré porte sur ceux des pêcheurs. A côté de la littérature d'exhortation à la vie vertueuse au moyen d'exemples positifs il existe une littérature d'étalage complaisante du péché qui exerce une séduction forte, laquelle tend à démontrer une mise en question du tableau hiérarchique "officialisé" du monde. Comprenant une permutation du haut et du bas et le mélange à dessein des plans hiérarchiques, elle contribue à cette restructuration du cosmos de la verticale à l'horizontale autour de l'homme et du corps humain qui est magistralement exposé dans le discours de Pic de la Mirandole , Oratio de hominis dignitate (De la dignité de l'homme) sur lequel M. Bakhtine attire notre attention 275 . Selon ce philosophe, l'homme est supérieur à toutes les créatures, y compris les êtres célestes, parce qu'il est à la fois existence et devenir. L'homme à sa naissance reçoit toutes les semences de toutes les vies possibles ; son rôle consiste à les faire pousser et à les élever en lui ; l'homme peut devenir bête ou ange et fils de Dieu, alors que les autres créatures sont douées d'une nature déjà modelée et immuable. Pic place l'homme sur l'horizontale du temps et du devenir historique en attribuant à l'homme la liberté de choix entre les multiples semences et possibilités qui germent en lui. L'homme n'est pas une entité close et figée ; il est inachevé et ouvert ; le corps de l'homme réunit en lui tous les éléments et tous les règnes de la nature : animale, végétale, minérale et humaine. Cette idée maîtresse nourrit une tendance vers la désagrégation du tableau hiérarchique du monde, qui fixe la place de l'homme entre Dieu le Créateur et l'univers crée par Dieu.

La littérature des "fous", dont les personnages de rang inférieur servent de critiques des valeurs acceptées de la hiérarchie en place, permet de déceler une certaine remise en question de l'ordre d'origine divine imposé dans les esprits par des siècles de christianisme et, de surcroît, une tendance qui caractérise nombre de philosophes de la Renaissance (Pic de la Mirandole , Giordano Bruno, Paracelse, etc.) : la nouvelle perception du cosmos 276 comme le logis familier de l'homme, d'où est exclu toute peur, et que traduit également les auteurs dramaturges dans un registre tragi-comique.

Iniquity, avec son étalage de péchés mortels, réapparaît dans 1 Henry IV 277 sous le nom de Falstaff ("that reverend vice, that grey iniquity", (2. 4. 447-448), old white-bearded Satan, misleader of youth" armé de surcroît d'un sabre de bois (2. 4. 134), pour chasser le prince Hal de son royaume), jouant "l'index allégorique" sur un mode à dominante carnavalesque dans la seconde tétralogie. Comme le personnage shakespearien Richard III , ce Vice est assimilé à un être en chair et en os déjà modelé par l'Histoire, un certain Sir John Oldcastle, auquel le nom Sir John Falstaff fut substitué, sur la plainte d'un de ses descendants, Henry Brooke, le 8e Lord Cobham 278 . Le Vice-Falstaff accompagne le spectateur tout au long du voyage initiatique qu'entreprend le jeune prince Hal qui, après une descente dans les bas-fonds de la société élisabéthaine, remonte pour assumer enfin dignement le rôle d'Henri V, roi d'Angleterre.

Notes
274.

Il n'est peut-être pas inutile de rappeler au lecteur que dans une mentalité structurée par les théologues des sociétés chrétiennes occidentales du Moyen Age la perfection n'existe pas en dehors de l'unité ; l'Absolu est forcément solitaire et la vérité une, forme fondamentale de la cohérence. Le rapport un-multiple est associé à l'opposition éthique pur-impur, l'Un étant lié au divin et le multiple au péché. Aux yeux des théologiens conscients des privilèges de l'Un, la multiplicité des langues est considérée comme une manifestation de la Chute. Sur la question, nous consulterons Claude-Gilbert Dubois, Mythe et langage au seizième siècle, Bordeaux: Ducros, 1970.

275.

Bakhtine , Rabelais, p. 361.

276.

Bakhtine , Rabelais, p. 361.

277.

Nous avons utilisé l’édition Arden pour les citations extraites de 1 & 2 Henry IV : The First Part of King Henry IV , éd. A. R. Humphreys, London: Methuen, 1968 et The Second Part of King Henry IV, éd. A. R. Humphreys, London, Methuen, 1976.

278.

Sir John Oldcastle était Lollard et périt sur le bûcher en 1418. On le trouve déjà ridiculisé sous le nom d'Oldcastle dans une pièce à succès, The Famous Victories of Henry the Fifth. Cette pièce en prose, jouée vers 1588, enregistrée en 1594 et publiée en 1598 par Thomas Creede est attribuée au célèbre comédien Richard Tarleton (conjecture assez fragile) et pourrait être une source d'inspiration importante pour les Henry IV de Shakespeare . Voir l'introduction de l'édition Arden de The First Part of King Henry IV .