5. 2 L'encadrement comique du sérieux : démystification d'une épopée

Dans les deux parties de la pièce Henry IV le comique se situe en marge d'une activité sérieuse qu'est l'éducation d'un prince, lequel donne l'impression d'être un fils prodigue, mais s'avère être en réalité le metteur en scène détaché de sa propre fable. En effet, la pièce Henry IV est déjà une épopée patriotique : sous le regard du spectateur l'héritier dissolu du trône d'Angleterre entraîne le spectateur dans sa quête de la sagesse et de la découverte de soi par des voies souvent incompatibles avec son rang et se transforme en futur héros national destiné à remporter la victoire sur les Français à Azincourt.

L'épopée est en général une actualisation du genre épique, genre qui se définit par un ton élevé et une certaine distance hiérarchique, facteur d'éloignement. Tous les grands genres de l'époque classique, comme le genre épique, s'édifie dans une zone de représentation lointaine, distanciée de la contemporanéité inachevée, qui ne servait pas d'objet de représentation pour les genres élevés. L'idéalisation du passé dans les genres nobles présente un caractère officiel. Toutes les manifestations de la force et de la vérité dominantes (de tout ce qui est "accompli") se sont constituées dans la catégorie axiologique et hiérarchique du passé, dans une représentation distanciée, lointaine ; depuis le geste et le vêtement jusqu'au style tout est symbole du pouvoir. Or, dans le théâtre Tudor nous témoignons du déploiement vivant de la parole et de la pensée non officielles dans les formes festives exploitées, dans les propos familiers comme dans la profanation : la zone de contact familier se mélange au plan lointain représentatif du pouvoir et du privilège. Dans cette épopée qu'est Henry IV la grandeur du dirigeant est présentée comme étant indissociable de la reconnaissance de la foule, certes, mais seulement après une exploration libre de la notion de suprématie. L'épopée aime à vanter les mérites des héros supérieurs comme Enée ou Ulysse dont la fonction est de montrer la voie vers la lumière, la libération, le bonheur collectif à toute une communauté. Elle laisse entendre que l'Un, glorifié, ne peut pas se passer du Multiple représenté par la foule. Shakespeare s'emploie à interroger l'épopée, à la déstructurer afin de la démystifier et de la dépouiller de sa parure hiérarchique pour en dévoiler les composantes antithétiques. La logique littéraire de la mise à mort par l'opération comique du démembrement transforme parfois le héros en bouffon et met à l'épreuve idées et idéologues. Le comique détruit la distance épique. Il explore l'homme en toute liberté et le met sens dessus dessous, dénonçant la divergence entre son apparence et son tréfonds, entre ses possibilités et leur réalisation. Tentative d'une négation des aspects tragiques de l'existence, le comique ne refuse pas pour autant l'inéluctable présence du sérieux mais use de l'esprit pour transmettre à l'harmonie des forces opposées et présenter au spectateur une vision sans illusion des déséquilibres de l'univers.