5. 3 Le contrat allégorique pagano-chrétien

Bien que la pièce Henry IV soit toujours rattachée au moule chrétien tragi-comique, sous la surface apparaissent des éléments analogues issus des mystères du culte orphique qui furent interprétés par les théologiens comme une allégorie de la Rédemption 279 . Virgile développe aussi l'allégorie d'un voyage aux Enfers dans l'Enéide. Hal ressemble à Enée qui, à son arrivée en Italie, sa réputation entachée par sa relation passionnelle avec Didon à Carthage, doit se faire conduire par la Sibylle de Cumes aux demeures infernales de Pluton pour y rencontrer son père Anchise et prendre connaissance de la noble destinée qu'il devait accomplir, la fondation de la ville de Lavinium. La descente est facile, mais la remontée est une "dure épreuve" 280 . Ce voyage aux Enfers incarne la nuit sombre de l'âme pendant laquelle elle est "tempérée" pour devenir l'instrument de la volonté du Divin. Les humanistes du début du XVIe siècle comme Erasme et John Colet (fondateur de l'école modèle que fut saint Paul ) favorisaient la dissémination de la sagesse des classiques qui, selon ces érudits, étaient propices à la formation de nouvelles générations de serviteurs notables.

Néanmoins ce serait une erreur que de voir dans cette pièce une simple allégorie païenne ou chrétienne du voyage de l'âme. Le voyage expiatoire de Hal prend aussi la forme d'une participation active à la vie carnavalesque prônée par Falstaff et ses joyeux compagnons de la taverne : la taverne, lieu de perdition dans la littérature du Moyen Age, est investie du réalisme grotesque et carnavalesque que M. Bakhtine dans son livre qui est la référence sur le sujet du carnaval, L'œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance 281 , définit comme purificateur. Relevons ces phrases de M. Bahktine qui nous permettront de creuser les traits prédominants du carnaval du Moyen Age :

‘Les traditions des saturnales sont demeurées vivaces dans le carnaval du Moyen Age qui, plus pleinement et purement que les autres réjouissances de cette époque, a incarné l'idée de la rénovation universelle.
[...] pendant le carnaval, c'est la vie même qui joue et interprète alors – sans scène, sans rampe, sans acteurs, sans spectateurs, c'est-à-dire sans les attributs spécifiques de tout spectacle théâtral – une autre forme libre de son accomplissement, c'est-à-dire sa renaissance et sa rénovation sur de meilleurs principes. 282

La littérature carnavalesque emprunte au carnaval médiéval l'inversion des structures hiérarchisées du pouvoir et le rabaissement parodique de tout ce qu'une société prend au sérieux, y compris ce dont elle a peur. Le concept du carnaval formulé par M. Bahktine nous servira d'étai pour appréhender le conflit interne inhérent au discours de chacune des deux parties de la pièce shakespearienne Henry IV. Nous ferons ressortir ainsi le contrat allégorique complexe que Shakespeare propose au spectateur, contrat indexé par son Vice Bouffon hédoniste Falstaff qui promeut "life in play" plutôt que "life in earnest" (pour reprendre des termes souvent employés par Glynne Wickham dans le contexte du théâtre Tudor) et par son antagoniste Hal, qui dans le contexte chrétien, pourrait être comparé avec profit à saint François d'Assise, ‘"le jongleur de Dieu"’ (selon son auto-description) qui cherchait à absorber les anti-valeurs codifiées du carnaval médiéval dans le but d'assimiler le paradoxe du carnaval au paradoxe chrétien 283 .

Notes
279.

D'autres exemples de cette interprétation se profilent dans le poème "Orpheus and Eurydice" de Robert Henryson (c.1420-90), et dans "Paradise Lost", Book III de John Milton.

280.

Virgile, Enéide, Livre VI, 128, texte établi par Henri Goelzer et traduit par André Bellessort, Paris : "Les Belles Lettres", 1ère édition 1925, onzième tirage de 1964 utilisé.

281.

M. Bakhtine , Rabelais, 1970.

282.

Ibid., pp. 15-16.

283.

Cette analogie nous est suggérée par Maria Corti dans son article précité dans ce travail "Models", p. 356. Corti cite cet extrait de Carlo Ginzburg dans "Folklore, magia, religione" dans Storia d'Italia, I, I caratteri generali, Turin, 1972, p. 615 : "His [St. Francis's] very lifestyle is typical of the carnival. From the carnival comes Francis's exhortation (though slightly different affirmations at times modify this) to his own body : 'Enjoy yourself, brother body.' From the carnival comes insistence on allegory. From the carnival too what a nearly contemporary chronicle attributes to Francis before Pope Innocent III : when the pope exclaims, 'You are more like a pig than a man. Go therefore and preach to the pigs,' Francis rushes out and rolls in a pigsty, to return covered in filfth and say, 'Now listen to me.' Marvelously carnivallike is the kiss Francis gives the beggar. The originality of Francis's religious genius lies in this : in his attempt to identify the paradox of the carnaval with the Christian paradox itself."