5. 4 L'attitude ambivalente de Shakespeare à l'égard de la fête

Malgré l'hédonisme ostentatoire véhiculé par Falstaff , il est à remarquer que Shakespeare ne donne jamais de la fête une vision optimiste sans nuances. Nous pouvons relever dans certaines tragédies comme Macbeth, par exemple, la manière dont la fête ne joue point le rôle d'antidote aux forces des ténèbres, mais s'attribue plutôt celui de complice. La dynamique festive reste marquée par une ambiguïté : son visage dans le théâtre shakespearien comprend deux facettes : celle de la réconciliation sociale et celle de la complicité avec les forces nocturnes porteuses de discorde . Falstaff en qualité de prince de Carnaval ou roi de Malgouverne, comme le personnage-Vice du théâtre sur lequel nous nous sommes penchés jusqu' ici, porte le double visage de la fête qui marque de son sceau la vision tragi-comique de la pièce providentielle encore en vogue dans le théâtre anglais du début du XVIe siècle et que Shakespeare réécrit avec ses propres métaphores et thèmes situés dans cette pièce autour de la question vitale de la prise et de la passation du pouvoir. Une bondissante comédie de la Renaissance est entrelacée aux épisodes successifs d'une sévère chronique historique. Ici le comique devient dangereux car il est imprévisible et peut profondément changer la nature et la suite des choses. Henry IV nous fournit l'exemple d'une chronique historique qui se prête à une réception diversifiée de la part de la salle. Dans sa dimension politique il y a contraste entre ce que devrait être une société idéale harmonieuse et ce que pourrait être une société de l'époque élisabéthaine dominée par les désirs égocentriques et devenue la proie des forces de rébellion représentées par le ventre de Falstaff et les valeurs féodales emblématisées par Henry Percy et ses conspirateurs. Le conflit "psychomachique" du théâtre à dominante didactique est retraduit en termes d'harmonie et de désordre au sein de l'Etat.

L'esthétique du comique grotesque joue un rôle primordial pour maintenir une tension constante entre les appétits individuels et les intérêts de l'état représentés. La vision d'un monde carnavalesque évoquée par les images cristallisées autour du personnage Falstaff assure le succès auprès du public et celle-ci est opposée à la fois à une vision apocalyptique de guerre civile et à la vision d'un avenir stable et glorieux, le fruit d'une quête de la "bonne mesure" menée par un prince héritier qui deviendra un roi idéal, "This star of England." (Henry V, 5. Epilogue.6). L'opposition sérieux/comique est mise sens dessus dessous, retournée comme le gant de Feste 284 dans des scènes d'alternance comique et tragique, agencées par Shakespeare afin de divertir un public de plus en plus exigeant, avide d'effets esthétiques innovants. Shakespeare réécrit la pièce providentielle sur le corps de Falstaff, véritable pivot de l'œuvre. Shakespeare accorde une place de choix au Vice Bouffon dans son œuvre au moment où il est en train de disparaître de la scène Tudor : il oppose aux grands féodaux qui s'entr'égorgent ce personnage gargantuesque qu'est Falstaff, gros coupeur de bourses qui se fait passer pour un gentilhomme et qui, depuis une dizaine d'années, ne peut plus apercevoir ses genoux à cause de son ventre rebondi. Ce personnage est emblématique:en qualité de gros bonhomme de Carnaval il tombe inévitablement sous la sanction de Carême . Falstaff n'alimente pas des rêves égalitaires ou revanchards de la populace mais se laisse prendre au jeu de l'ambition et du désir. Ce grand fauteur de trouble et de confusion, rêve d'une émancipation de toute loi et d'une redistribution des biens obtenus par le vol, comme cette question posée à Hal nous le laisse deviner :

‘FALSTAFF
[…] shall there be gallows standing in England when thou art king, and resolution thus fubbed as it is with the rusty curb of old father Antic the law ? Do not thou when thou art king hang a thief.
(I Henry IV, 1. 2. 57-60)’

Les inversions carnavalesques exploitées créent une sorte de symétrie entre la part du comique et la part du sérieux : les lois de l'alternance et du contraste fonctionnent et le télescopage d'images opposées (de réjouissances et de carnage) tient en éveil le regard spéculatif, tout en sollicitant de la part du spectateur une participation mentale accrue, garante d'un plaisir esthétique aigu. Cette participation est assurée en partie par le dialogisme inhérent à l'intertextualité entourant l'opposition traditionnelle Carnaval -Carême .

Notes
284.

Feste : […] A sentence is but a chev'rel glove to a good wit, how quickly the wrong side may be turned outward. (Twelfth Night , 3. 1. 11-13)