5. 4 Carnaval et Carême : un conflit sémiotique

Avant Bakhtine , plusieurs critiques littéraires ont reconnu la dette de nombreux auteurs de l'époque de la Renaissance envers les différentes manifestations de la festivité d'origine populaire. La contribution de M. Bakhtine nous est particulièrement utile, à cause de la sémiotisation de ces manifestations. Dans son Rabelais, le combat de Carnaval et de Carême est interprété en partie comme le conflit sémiotique entre le monologisme des états centralisateurs et le dialogisme du discours carnavalesque centrifuge. Les configurations associées au carnaval, avec leurs inversions des normes sociales, sexuelles et religieuses, constituent pour Bakhtine une arène où se déploie un combat dialogique. Elles représentent pour lui une sorte de résistance discursive à l'ordre dominant. Les voix de la populace véhiculent un contre discours, celui du "corps grotesque ", venant en opposition au discours "officiel" connoté de valeurs hiérarchiques, sublimées et spirituelles. Ce "corps grotesque " dont la célébration permet au peuple de nier les idéologies sublimées de l'ordre dominant, est un produit social. Dans l'œuvre de Bakhtine l'esthétique du comique grotesque signifie "réalisme grotesque " 285 et privilégie le principe matériel et corporel (le ventre, les entrailles, les organes génitaux et les orifices divers). Le "corps grotesque " représente un amalgame de signes, représentatif d'une dialectique d'opposition entre "soma" et "sema" ("pulsions corporelles" et "normes sociales") et qui sont plus couramment appelés "nature" et "culture" 286 . Le corps ventripotent de Falstaff , synonyme de grand boire et grand manger, est un signe de vitalité et d'énergie émanant directement du dynamisme du monde populaire du carnaval. C'est aussi à lui seul un univers théâtral, "théâtre du Vice" 287 , comme nous le verrons plus loin à travers notre analyse des facettes multiples et antithétiques de ce personnage, cet "inextricable mixture of farce and high moral seriousness, the source of both the gaiety and gravity of the play" 288 .

Si Hal, représentatif des forces ascétiques de Carême et de l'ordre hiératique officiel, éprouve le besoin de passer par les bas-fonds de cet univers c'est parce qu'il comprend la nécessité pour le pouvoir actuel de se ressourcer. Ce passage fait partie d'une stratégie bien calculée et dissimulée :

‘PRINCE
Yet herein will I imitate the sun,
Who doth permit the base contagious clouds
To smother up his beauty from the world,
That, when he please again to be himself,
Being wanted he may be more wonder'd at
By breaking through the foul and ugly mists
Of vapours that did seem to strangle him.

(1 Henry IV , 1. 2. 193-198)’

Comme le fait remarquer François Laroque:

‘En bon acteur, le Prince a compris tout le parti qu'il pouvait tirer de ce passage par le monde souterrain de l'antimasque, qui lui permettait de préparer sa future métamorphose et d'organiser la renaissance de l'obscur changeling en radieux roi soleil, apothéose du Masque, où il a pris soin de se réserver le rôle principal en éliminant son rival. 289

En effet, depuis Machiavel les politiques ont compris la nécessité de jouer ce rôle. Hal est le maître de cérémonie pendant cette période qui s'avère transformationnelle et, en même temps, il demeure maître de lui-même (à la grande différence de l'homo genum, victime du personnage-Vice de l'aire de jeu psychomachique des praticiens du théâtre antérieurs). Il finit par tromper le personnage-Vice Falstaff . Le Prince renseigne le spectateur sur sa stratégie, dès qu'il a l'occasion de se confier à la salle :

‘So when this loose behaviour I throw off,
And pay the debt I never promised,
By how much better than my word I am,
By so much shall I falsify men's hopes ;
And like bright metal on a sullen ground,
My reformation, glitt'ring o'er my fault,
Shall show more goodly, and attract more eyes
Than that which hath no foil to set it off.
(1 Henry IV , 1. 2. 203-210)’

Hal maintient qu'il peut contrôler la marche de l'Histoire par le biais de sa théâtralisation. Il joue avec les désirs des sujets et crée un besoin qui émane d'un manque. (Petruchio emploie le même procédé pour apprivoiser sa mégère.) L'art de la politique est amalgamé à l'art théâtral du spectacle en public. Comme le précise Jonathan Hall :

‘Royal power depends upon spectacle, a feast for the eyes that must never satisfy the appetite. But there is always a risk for the monarch, because it is a public theater, frankly carnivalesque in the sense that the power relations in the sign are dangerously reversible. Royal dominance demands the perpetual deferral of satisfaction because satisfaction equalizes and destroys distance and authority. 290

C'est le roi Henry IV qui définit la politique comme un festin pour les yeux qui ne doit pas être gratifié. La domination royale nécessite de retarder la gratification par l'objet désiré afin de ne pas lasser le sujet avec un spectacle ordinaire. Henry IV voit la nécessité dans le théâtre joué par le souverain de maintenir cette harmonie entre identification et dénégation qui engendre les deux axes paradoxaux de la réception d'une pièce : un équilibre précaire doit être maintenu qui ne va jamais jusqu'à abolir la distanciation requise entre les deux espaces-temps que l'on associe avec les spectateurs et les comédiens. Dans la description que fait Henry IV des défauts de Richard II nous décelons un discours qui pourrait bien s'appliquer au jeu subtil de la dramaturgie dont l'objet consiste à courtiser l'osmose entre rapprochement et éloignement dans la relation binaire entre l'aire de jeu et l'auditoire, sans jamais l'atteindre totalement : Henry IV nous apprend que ‘Richard

Enfeoff'd himself to popularity,
That, being daily swallow'd by men's eyes,
They surfeited with honey, and began
To loathe the taste of sweetness, whereof a little
More than a little is by much too much.
So, when he had occasion to be seen,
He was but as the cuckoo is in June,
Heard, but not regarded ; seen, but with such eyes
As, sick and blunted with community,
Afford no extraordinary gaze,
Such as is bent on sun-like majesty
When it shines seldom in admiring eyes,
But rather drows'd and hung their eyelids down,
Slept in his face, and render'd such aspect
As cloudy men use to their adversaries,
Being with his presence glutted, gorg'd, and full.
(1 Henry IV , 3. 2. 69-84)’

Henry serait partisan sans doute d'une séparation marquée entre scène et salle comme celle de la tragédie classique ou celle pratiquée dans le culte catholique, qui présente un monde à part, presque hiératique, dont l'auréole de solennité révérencieuse recule le seuil invisible entre acteurs et spectateurs et exclut toute proximité physique. Curieusement, ses idées rejoignent celles du prince Hal, sans qu'il en soit conscient : la stratégie définie par Hal est fondée sur le même processus de l'assouvissement différé et sur la gestion de cette barrière invisible entre regardants et regardés.

La théâtralité est nécessaire au pouvoir royal mais elle ne doit pas admettre les inversions propres au théâtre populaire carnavalesque ("vile participation") avec ses rabaissements tant appréhendés par Henry :

‘KING
And in that very line, Harry, standest thou,
For thou hast lost thy princely privilege
With vile participation. Not an eye
But is a-weary of thy common sight,
Save mine, which hath desired to see thee more,

(1 Henry IV , 3. 2. 85-89)’

Richard II , donné comme exemple négatif, et Hal sont mis en parallèle. Hal prouvera à son père qu'un bain carnavalesque bien tempéré a des effets bienfaisants sur un jeune prince ; le masque du fils prodigue dont il s'appareille n'est qu'un déguisement temporaire par l'entremise duquel la vérité se fait jour.

Notes
285.

Bakhtine , Rabelais, p. 28.

286.

Cette analogie nous est suggérée par Jonathan Hall , Anxious Pleasures : Shakespearean Comedy and the Nation-State, New York: Associated University Presses, 1995, pp. 216-217.

287.

Analogie empruntée à Pierre Iselin, "Spectacle et théâtre. Poétique de la citation et dramaturgie dans Henry IV, Part I" dans "Travaux sur la Musique dans le Théâtre élisabéthain" en vue de l'habilitation à diriger des recherches placée sous la direction de Monsieur le Professeur Jean Fuzier, Professeur à l'Université Paul-Valéry, Montpellier, Co-directeur du Centre d'Etudes et de Recherches Elisabéthaines (U.R.A. 1049 du C.N.R.S.).

288.

B. Spivack , Shakespeare and the Allegory, p. 204.

289.

François Laroque, "Le corps dans Henry IV et dans The Merry Wives of Windsor : du carnaval au grotesque ", Shakespeare et le corps à la Renaissance, Société Française Shakespeare, Actes du Congrès 1990 sous la direction de M.T. Jones-Davies, Paris : Les Belles Lettres, 1991, p. 39.

290.

Hall , Anxious, pp. 225-226.