5. 6 Hal, enfant prodigue et personnage stage-manager d’une tragi-comédie

Toutefois, Henry IV s'éloigne de ce récit archétypal en inversant l'antithèse officielle esprit/corps pour valoriser le pouvoir régénérateur de ce dernier. La parabole elle-même se trouve modifiée par le fait que le fils prodigue, Hal, agence lui-même des mises en scène pour sa propre édification et finit par repousser le Vice Falstaff , "the tutor and feeder of (my) riots" (2 Henry IV , 5. 5.62), en le battant à son propre jeu . Il ne joue pas le jeu selon la convention. Shakespeare s'amuse à mettre la convention à l'envers afin de l'étudier sous un angle différent et faire accéder son public à une vision renouvelée de l'Histoire, une vision régénérée par un "bain carnavalesque ". Hal contrôle la façon dont le corps grotesque de Falstaff est perçu par les spectateurs pendant les deux parties de Henry IV. Son intention de se débarrasser du "corps grotesque " (à identifier comme "the old man" de l'Epître aux Ephésiens 4, 22 dont la conversation est à purifier) est rendue explicite par le prince lui-même, au summum de sa complicité avec son comparse "that old reverend vice". A travers les deux pièces c'est Hal qui sans relâche se moque de la nature grotesque du corps qu'il entend éclipser. Lorsqu'il devient roi il bannit le corps grotesque , "So surfeit-swell'd, so old, and so profane;" (2 Henry IV, 5. 5. 49), renie Falstaff et préserve son royaume de tout risque de chaos et de risque de rébellion :

‘KING
Presume not that I am the thing I was ;
For God doth know, so shall the world perceive,
That I have turn'd away my former self ;
So will I those that kept me company.
When thou dost hear I am as I have been,
Approach me, and thou shalt be as thou wast,
The tutor and feeder of my riots
Till then I banish thee, on pain of death,
As I have done the rest of my misleaders,
Not to come near our person by ten mile.
(2 Henry IV , 5. 5. 56-65)’

Le spectateur est à la fois attiré et repoussé par le discours tenu par le "corps grotesque ". La conscience du spectateur, sorte de voix officielle qui lui dicte le comportement juste à adopter, lui rappelle que c'est un foyer potentiel de désordre et de guerre civile. Hal est d'abord associé à ce discours transgressif par le fait qu'il collabore avec Falstaff pendant sa jeunesse et attire sur lui-même le soupçon de parricide volontaire. Répudiant ces accusations par les actions qu'il accomplit pour sauvegarder la vie de son père, il peut légitimement solliciter son pardon :

‘KING
Thou hast redeemed thy lost opinion,
And show'd thou mak'st some tender of my life,
In this fair rescue thou hast brought to me.
PRINCE
O God, they did me too much injury
That ever said I hearken'd for your death.
If it were so, I might have let alone
The insulting hand of Douglas over you,
Which would have been as speedy in your end
As all the poisonous potions in the world,
And sav'd the treacherous labour of your son.

(1 Henry IV , 5. 4. 47-55)’

A la mort du Roi il se soumet à l'autorité du Chief Justice, qui se substitue au père défunt à cause des valeurs qu'il représente, à la loi du pays et non pas au représentant de la rébellion incarné par son ancien compagnon Falstaff . Le rejet de Falstaff est concomitant à la politique stricte de l'état centralisateur et le spectateur élisabéthain se résignait sans doute à cet état des choses reconnu comme nécessaire et même souhaitable, tout en regrettant, nous imaginons, la privation d'une source de gratification libidinale.

L'esprit dont le prince Hal est doté apparaît comme l'instrument verbal d'une discipline sociale qui s'entretient dialogiquement avec son Autre, indiscipliné, afin de le renier. C'est le Prince qui focalise sur l'aspect grotesque du corps de Falstaff – lorsqu'il parvient à se séparer complètement de cet élément moqueur qui véhicule des contre-vérités (grâce surtout à la perversité du personnage Falstaff et non pas à son engagement en qualité de porte-parole d'une classe opprimée) il renie une partie de lui-même :

‘KING
Presume not that I am the thing I was ;
For God doth know, so shall the world perceive,
That I have turn'd away my former self ;

So will I those that kept me company.
(2 Henry IV , 5. 5. 56-59)’

L'esprit 304 dont Hal est doté tout au long des deux pièces est mis au service du dévoilement, de la déstructuration du discours "bas" populaire imprégné de la conception carnavalesque afin de le réduire au silence. Bahktine, au début de son livre sur Rabelais, souligne la différence entre le grotesque du Moyen Age et de la Renaissance par rapport au grotesque de l'époque romantique : le terrible et l'effrayant n'ont pas leur place dans la conception du réalisme grotesque de Bahktine ; ils sont transformés en "épouvantails comiques" :

‘Le principe du rire et la sensation carnavalesque du monde qui sont à la base du grotesque détruisent le sérieux unilatéral et toutes les prétentions à une signification et à une inconditionnalité située hors du temps et affranchissent la conscience, la pensée et l'imagination humaines qui deviennent disponibles pour de nouvelles possibilités. C'est la raison pour laquelle une certaine “carnavalisation” de la conscience précède toujours, les préparant, les grands revirements, même dans le domaine de la science. 305

Le Prince connaît les bienfaits d'un bain carnavalesque et se soumet à cette "carnavalisation" 306 de la conscience dont parle Bakhtine pour rénover la politique atrophiée de son père. La fête permet de régénérer le pouvoir disqualifié par la paranoïa du roi Henri IV qui perd contact avec la réalité. Leonard Tennenhouse a souligné les vertus d'un tel rajeunissement :

‘In opposition to legitimate authority, Hal takes on a populist energy. [...]Thus Shakespeare uses the figures of carnival to represent a source of power contrary to that power inherent in genealogy. 307

Hal explore le bas pour y asseoir le haut et, plébiscité, acquiert la valeur civique qui seule peut légitimer son trône. Le changement "noble" qu'il effectue prouve qu'il est digne de la royauté parce que digne de l'Angleterre. Henry V devient le meilleur des rois grâce à sa quête de l'honneur bien compris et grâce à l'affirmation d'un sens civique 308 . A l'inverse du fils prodigue il ne devient pas esclave de l'intempérance ni dans ses désirs libidinaux ni dans ses envies de se couvrir de gloire. Sa "comédie politique" est dirigée avec une efficacité machiavélienne pour faire de lui ce modeste chanteur de "Non nobis" et "Te Deum", en train de refuser les honneurs habituels réservés aux héros homériques, que nous sommes priés d'imaginer à Blackheath lors de son retour à Londres après la défaite des français à Azincourt :

‘CHORUS
Where that his lords desire him to have borne
His bruisèd helmet and his bended sword
Before him through the city ; he forbids it,
Being free from vainness and self-glorious pride,
Giving full trophy, signal and ostent
Quite from himself, to God.

(Henry V, 5. 0. Chorus, 17-22)’

L'anti-modèle sert d'image-miroir afin d'effectuer une mise en abîme et de resserrer en fin de compte la focale sur le modèle "officiel" auquel le roi Henry V fait allusion dans la scène 5 de l'acte 4 de 2 Henry IV : ‘"The noble change that I have purposed."’ (v. 154). Le nouveau roi effectue le retour à une société stable, restructurée autour de l'ordre ancien auquel il assimile la leçon d'humilité qu'il a apprise pendant ses pérégrinations initiatiques et auquel accès est donné à tous ceux qui voudraient être réconciliés à condition d'adopter cette "conversation modérée" à laquelle référence est faite (2 Henry IV, 5. 5. 100-101). Hal se fait l'écho des paroles de Paul dans l'Epître aux Ephésiens :

‘[…] à savoir qu’il vous faut abandonner votre premier genre de vie et dépouiller le vieil homme, qui va se corrompant au fil des convoitises décevantes, […] (4, 22)
Que celui qui volait ne vole plus ; qu’il prenne plutôt la peine de travailler de ses mains au point de pouvoir faire le bien en secourant les nécessiteux. (4, 28).’

La possibilité du repentir est offerte aux personnages Vices lors du dénouement de la plupart des pièces didactiques de l'époque que nous étudions ; nombreux sont ceux qui, impénitent comme Falstaff , ne s'inclinent pas vers la solution proposée.

Notes
304.

Il est à remarquer que la notion de "folly" remplace de plus en plus celle de "vice" dans les pièces élisabéthaines et que "wit" est l'agent représentatif de la vertu dont on doit se servir pour exposer la folie en vue de ne pas en devenir victime. Voir Glynne Wickham , A History of the Theatre, London: Phaidon Press, 1985, 1992, p.101. En retraçant l'évolution du théâtre en Italie, G. Wickham évoque l'héritage comique que la Commedia Erudita lègue à l'Europe (et à l'Angleterre par le biais de traductions et d'adaptations de pièces de dramaturges italiens comme Ariosto, par exemple, dont l'I Suppositi devient The Supposes (1566) sous la plume de George Gascoigne. La Commedia Erudita lègue une formule qui selon Wickham se prête à maintes variations et développements : la formule de base est analysée de la manière suivante : "Fortune is fickle ; her wheel does turn : disaster does strike, but it is within man's own nature and capacity to outwit Fortune, to find a remedy, and thus to survive. Romantic love and 'happy-ever-after' endings lie far outside the scope of this type of comedy which is wholly dependent on a chosen situation and the relationships of the characters within it. It exists to expose folly, credulity and pretension in as amusing a manner as possible. Here vice becomes equatable with folly ; virtue with the wit to avoid becoming its victim. It can be stretched in the direction of farce ; alternatively in that of satire and even of cruelty."

305.

Bahktine, Rabelais, p. 58.

306.

Cette notion de "carnavalisation" peut être mise en parallèle avec l'image de l'aigle royal qui se baigne dans l'hémisphère inférieur avant de s'approcher du soleil symbole de la majesté éblouissante à laquelle le souverain aspire. Cette image, dont une illustration extraite de la bestiaire d'Ashmole figure en annexe de ce travail, est récurrente dans les bestiaires. (Référence est faite à cette symbolique par Vernon lorsqu'il décrit la vitalité nouvellement associée au "madcap Prince of Wales" : "Bated, like eagles having lately bath'd."(1 Henry IV , 4. 1. 99).)Voir Annexe 13 : l’aigle dans son cycle de régénération : The Ashmole Bestiary, c. 1210. MS. Ashmole 1511, fol. 74r (détail).

307.

Cité par F. Laroque, "Le corps", pp. 38-39.

308.

Le roi légitime présenté par "la vision du monde élisabéthaine" était avant tout un héros civilisateur. Voir E. M. W. Tillyard, The Elizabethan World Picture, London: Chatto and Windus, Pelican Books, 1979, pp. 102-106.