5. 8 Le corps grotesque : un rôle fécondateur

L' échange entre le roi Henry IV et Warwick cité ci-après fait allusion à l'effet bénéfique des démarches entreprises par Hal. C'est Warwick qui s'efforce de faire ressortir les intentions mûrement réfléchies du prince :

‘KING
For when his headstrong riot hath no curb,
When rage and hot blood are his counsellors,
When means and lavish manners meet together,
O, with what wings shall his affections fly
Towards fronting peril and oppos'd decay !

WARWICK
My gracious lord, you look beyond him quite.
The Prince but studies his companions
Like a strange tongue, wherein, to gain the language,
'Tis needful that the most immodest word
Be look'd upon and learnt; which once attain'd,
Your Highness knows, comes to no further use
But to be known and hated. So, like the gross terms,
The prince will, in the perfectness of time,
Cast off his followers, and their memory
Shall as a pattern or a measure live
By which his Grace must mete the lives of other,
Turning past evils to advantages.

(2 Henry IV , 4. 4. 62-78)’

La perspective pédagogique que Warwick nous donne du caractère dissipé du prince trouve son analogie dans les rites d'initiation auxquels les jeunes spartiates se prêtaient dans le sanctuaire d'Artémis Orthia dans la Grèce antique. S'appuyant sur le livre de J. P. Vernant, L'individu, la mort, l'amour. Soi-même et l'autre en Grèce ancienne qui décrit les rites d'initiation des jeunes spartiates dans le sanctuaire d'Artémis Orthia, Josette Leray développe cette analogie intéressante 313 . Il semblerait que le rôle de la déesse est de favoriser les rites de passage de l'adolescent lacédémonien, futur citoyen, (la situation est différente pour l'hilote, esclave considéré comme un être inférieur qui doit tout simplement accepter son infériorité) du sauvage au civilisé. Dans sa position liminale, le jeune spartiate doit explorer le bas pour pouvoir s'en démarquer et affirmer simultanément sa différence. Selon la glose que J. Leray fait du discours précité de Warwick, ce dernier donne une "parfaite définition" de ces rites d'initiation lorsqu'il comprend intuitivement l'encanaillement de Hal :

‘[…]initiation pédagogique ("studies","learned") par l'exploration de l'altérité extrême ("strange", "most immodest"), en vue d'acquérir l'aidos, cette "pudeur" grecque qui est le sentiment de l'honneur de soi, né de la maîtrise de soi que l'on sait pouvoir garder au sein même des plaisirs, et qui vous distingue des compagnons de jeux qui eux se laissent emporter par leurs jouissances. L'excès se purge par l'excès : l'initié prendra en horreur ("hated") les débauches qu'il aura expérimentées ("to be known"), à la différence des bons vivants victimes de leur intempérance 314 .’

Vernon témoigne le premier de l'effet formateur de la dissipation de Hal, dans la première partie de Henry IV, stipulant que dans le Prince réside bien l'espoir de la nation : le Prince, raconte-t-il,

‘He made a blushing cital of himself,
And chid his truant youth with such a grace
As if he master'd there a double spirit
Of teaching and of learning instantly.
(1Henry IV, 5. 2. 61-64)’

Shakespeare se sert du "corps grotesque " pour rendre compte de l'homme tragi-comique, non seulement de son déchirement, mais aussi de sa vitalité et de sa régénérescence à travers un art en équilibre instable entre le risible et le tragique, entre le sérieux et le comique ; un art qui donne libre cours à l'expression comique d'interroger le sérieux. L'alternance des scènes comiques avec les scènes sérieuses permet un jeu de miroirs vacillants qui transmet un reflet en diptyque d'une identité clivée que Hal cherche à unifier dans son va-et-vient entre la cour et la taverne, entre le corps grotesque et le corps politique. La tragi-comédie est largement une question de recherche d'identité et de bonne mesure. En encadrant le sérieux par le comique, Shakespeare propose une solution acceptable, paradoxale à la situation dramatisée. Le Vice Falstaff pointe obliquement en direction de la mesure car il pourrait être le substitut de ces masques et figurines grotesques découverts par les archéologues dans le sanctuaire d'Artémis Orthia censés, selon J. P. Vernant, favoriser les rites de passage des adolescents lacédémoniens du sauvage au civilisé. Le contact avec la laideur, l'indécence, la monstruosité, la vieillesse permet au jeune spartiate, ainsi qu'au jeune prince Hal, d'explorer le bas pour s'en aliéner et affirmer sa différence. A Sparte comme à Londres il semblerait que

‘La noblesse n'est pas, […], pour le jeune, une qualité qu'il possède de naissance, mais le prix d'une victoire qu'il lui faut indéfiniment confirmer s'il veut que sa valeur soit reconnue. 315

La transformation miraculeuse de Hal célèbre une nouvelle ère dans la politique anglaise : le passage à une forme de modernité dont le corps aide à définir les aspects. Hal-Henry V en apprenant à dominer ses passions par la raison apprend à avoir conscience de ses rapports avec ses sujets. Un changement radical dans les relations entre le corps du roi sacralisé d'autrefois par onction divine et le corps de la nation s'effectue. Ce roi qui se sent dans la peau d'un homme et préoccupé par le bien public est aux prises avec la réalité du monde environnant. Nous avons vu Richard III , la veille de la bataille, préoccupé uniquement par son propre sort. Par contre, ce qui tenaille Henry V c'est un esprit profond de camaraderie humaine :

‘[…] I think the King is but a man as I am. The violet smells to him as it doth to me ; the element shows to him as it doth to me. All his
senses have but human conditions.

(Henry V, 4. 1. 99-101)’
Notes
313.

Josette Leray, "A cheval sur la honte et l'honneur : un spartiate, plus qu'un "Corinthien", Hal dans 1 Henry IV de W. Shakespeare ", Henry the Fourth, Milton, Gay, Pouvoir et Musique , éd. J.-P. Teissediou. Textes des communications rassemblées pour les journées de CAPES-AGREGATION à Lille les 24, 25, 26 novembre 1989. Cahiers du GRETES. Centre interdisciplinaire de recherches sur les pays anglophones (CIRPA) : Université de Lille III-Charles de Gaulle, 1990, pp. 219-230.

314.

Josette Leray, "A cheval" p. 222.

315.

J.P. Vernant cité par Leray, "A cheval", p. 221.