6. Hal et l'étatisation de la vie festive : rupture et réconciliation

Les rabaissements parodiques sont caractéristiques des meilleures traditions de la culture comique populaire, mais ceux de l'époque médiévale n'ont pas le caractère purement négatif, privé d'ambivalence régénératrice de la parodie littéraire de l'époque moderne. Bahktine souligne le fait que dans la seconde moitié du XVIIe siècle :

‘[...] on assiste à un processus de rétrécissement, d'abâtardissement et d'appauvrissement progressifs des formes des rites et spectacles carnavalesques dans la culture populaire. D'une part il y a étatisation de la vie de la fête qui devient une vie d'apparat ; d'autre part, elle est ramenée au quotidien, c'est-à-dire qu'elle est reléguée dans la vie privée, domestique et familiale. 316

Bien que le principe matériel et corporel perdure dans la littérature de la Renaissance, il change de sens, son universalisme et son caractère de fête sont rétrécis. Comme le souligne F. Laroque, la tactique du prince Hal fait sortir le carnavalesque de la sphère du corps pour devenir "déguisement ou choix stratégique" 317 . Le Prince jette son masque à la fin de la première scène où nous le voyons plongé dans une vie de débauche afin de préparer le récepteur dans la salle à accepter ses réformes étatiques ultérieures :

‘PRINCE
I know you all, and will awhile uphold
The unyok'd humour of your idleness.
[...]
If all the year were playing holidays,
To sport would be as tedious as to work ;
But when they seldom come, they wish'd-for come,
And nothing pleaseth but rare accidents :

(1 Henry IV , 1. 2. 190-191 ; 199-202)’

La logique carnavalesque des couronnements-détrônements organise le plan sérieux des deux parties d' Henry IV et constitue pour Shakespeare un moyen d'appréhender la grande alternance des époques qui se produisait dans la réalité. Hal annonce la suite des choses à venir, où la roue de la fortune 318 tournera pour remettre le tout à l'endroit. Son expérience vécue dans les basses sphères de l'existence le rapproche du monde, le rend familier, lui permet de l'explorer sans crainte et librement. A partir du monde populaire multivocal et multilingue (qui contraste avec le monde raréfié de la cour) il lui est possible par l'expérience et la quête personnelle de s'orienter dans le monde et dans le temps (entre autres, dans le "passé absolu" légendaire). Le discours sérieux démembré permet de construire un nouveau langage à partir de nouvelles bases, comme le précise Warwick (2 Henry IV , 4. 4. 68-78). Le père de Hal lui reproche d'être devenu comme le roi Richard II qu'il usurpa, "a companion to the common streets" (1 Henry IV , 3. 2. 68) alors qu'il lui conseille sa propre façon de jouer le politicien retors afin de se procurer l'estime et l'adhésion du peuple :

‘By being seldom seen, I could not stir
But like a comet I was wonder'd at,
[…]
(1 Henry IV , 3. 2. 46-47)
Thus did I keep my person fresh and new,
My presence, like a robe pontifical,
Ne'er seen but wonder'd at, and so my state,
Seldom, but sumptuous, show'd like a feast,
And wan by rareness such solemnity.

(1 Henry IV , 3. 2. 55-59)’

Hal prend toute la mesure de ses incartades et répond calmement :

‘I shall hereafter, my thrice gracious lord,
Be more myself.

(1 Henry IV , 3. 2. 92-93)’

‘"Be more myself"’ renvoie à cette théâtralité "politique" dont Hal avait dévoilé la stratégie (1 Henry IV , 1. 2. 193-198). Cette réflexion semble traduire une préoccupation de l'être et du paraître, liée au langage et au respect de l'adéquation du mot et de la chose conceptualisée. Hal, en se comparant au soleil dont des nuages peuvent voiler temporairement la beauté pour se faire désirer davantage, calcule avec une efficacité machiavélique – "when he please again to be himself" (196) – le moment où il imitera le soleil en créant l'événement par une réforme inattendue qui révélera son identité véritable.

Lorsque le roi exprime le sentiment que le jeune rebelle, Hotspur, mérite d'accéder au trône à la place du Prince Hal, ce dernier tente de rassurer son père et promet de se racheter :

‘And God forgive them that so much have sway'd
Your Majesty's good thoughts away from me !
I will redeem all this on Percy's head,
And in the closing of some glorious day
Be bold to tell you that I am your son,
[...]
[...] For the time will come
That I shall make this northern youth exchange
His glorious deeds for my indignities.
Percy is but my factor, good my lord,
To engross up glorious deeds on my behalf,

(1 Henry IV , 3. 2. 130-134 ; 144-148)’

Il est à remarquer ici que Hal adopte dans son monologue de l'acte 1, scène 2 le même langage que son père afin de mener à bien ses projets. Pourtant cette interprétation du code de l'honneur ("Percy is but my factor") n'est pas celui qu'il intègre au cours de son voyage initiatique : cette notion d'honneurs que l'on collectionne pour soi-même, ne fait pas partie de son credo, dissimulé encore, mais exprimé par ses gestes envers le défunt Hotspur et par l'épitaphe donnée à ce vaillant soldat, mais mauvais citoyen :

‘PRINCE.
[…] let my favours hide thy mangled face,
And even in thy behalf I'll thank myself
For doing these fair rites of tenderness.
Adieu, and take thy praise with thee to heaven !
Thy ignominy sleep with thee in the grave,
But not remembered in thy epitaph !
(1 Henry IV , 5. 4. 95-100)’

Hal avait livré le combat dans l'intérêt du royaume et lui lègue ses "favours" (les plumes héraldiques de son cimier) montrant ainsi qu'il ne cautionne point la renommée guerrière alimentée par les titres éclatants moissonnés sur les cimiers des adversaires, et sur laquelle Hotspur s'appuie pour sa raison d'être :

‘I better brook the loss of brittle life
Than those proud titles thou has won of me ;

(1 Henry IV , 5. 4. 77-78)’

A la fin du Moyen Age, l'émergence du concept de la nation entraîne un changement de valeurs similaire à celui suscité dans les métropoles grecques où "le meilleur" n'est plus cet ancien héros homérique vecteur de l'idéologie guerrière des temps reculés – représentés par Hotspur dans la pièce – mais celui qui est plus préoccupé du bien public et sait l'emporter tout en restant solidaire des "Egaux" de la cité spartiate. Lorsque Hal défie Hotspur en combat singulier "to save the blood on either side" (1 Henry IV , 5. 1. 99) il le fait dans un véritable esprit chevaleresque tel que le définit Jean de Bueil dans son traité descriptif du chevalier idéal Le Jouvencel, traité qui par ailleurs est critique vis-à-vis des notions féodales de chevalerie :

‘Et pour ces causes a esté ordonné le très noble et très excellent estat de chevalerie pour conserver, deffendre et garder le peuple en transquillité, qui communément est le plus grevé par les adversitez de la guerre. 319
Notes
316.

Bakhtine , Rabelais, p. 43.

317.

Laroque, "Le corps dans Henry IV", Shakespeare et le corps à la Renaissance, p. 39.

318.

N'oublions pas qu'à cette époque on ne laisse pas dominer la roue de la fortune : la volonté d'homo genum peut changer la nature des événements. Hal est de ces hommes de la Renaissance qui, par sa volonté, peut résister aux tentations terrestres, les surmonter et aussi infléchir considérablement la direction de la roue de la Fortune. Celia exprime cette possibilité dans As You Like It:"[…] Nature hath given us wit to flout at Fortune" (1. 2. 38-39).

319.

Extrait cité par Ann Lecercle, "Epics and Ethics in 1 Henry IV ", dans Henry the Fourth, Milton, éd. J.-P. Teissedou, p. 204. Cette communication nous éclaire beaucoup sur les différents concepts de l'honneur contrastés dans les deux parties de Henry IV.