6. 2Carnaval et Carême : l'incarnation d'un discours historique et nostalgie d'un âge d'or : plaisir ambigu

Le conflit traditionnel entre Carnaval et Carême fournit un moyen pour Shakespeare dans 1&2 Henry IV d'organiser le discours historique que Bakhtine décrit comme étant, à partir du XVIIe siècle, la répression des traditions festives par l'hégémonie centralisante, rationaliste, et bourgeoise en Europe 324 . Un lien entre cette chute et celle du premier homme a été tissé :

‘"[...]a familiar historical narrative of the fall from a prior situation, in which the social signs of the carnival are said to to have corresponded to a natural truth, which resisted social falsehood. Within this narrative of a secular fall, the "grotesque body" is an original truth, present to the consciousness of the people, and resisting, as befits a vox populi, the sublimating and oppressive lies of the ruling order. [...] What Bakhtine celebrates is conscious resistance to power; what his historical narrative mourns is the loss of the possibilities of conscious resistance to the power of monologism 325 .’

Nous pouvons rencontrer ce discours dans Twelfth Night aussi. Sir Toby et ses joyeux compagnons réclament leur droit aux festivités à l'ascétique Malevolio, représentant du monologisme puritain centripète :

‘SIR TOBY
Dost thou think because thou art virtuous there shall be no more cakes
and ale ?
(Twelfth Night , 2. 3. 103-104)’

La notion de résistance discursive inhérente au signe sous-tend tous les arguments de Bakhtine concernant le carnaval et peut éclairer notre propos relatif aux personnages-Vice, incarnations d'anti-modèles, dotés de voix ambivalentes, reflets de l'esprit tragi-comique qui refuse l'emphase unilatéral du sérieux comme du comique et laisse accéder à de nouvelles perspectives (souvent sous forme de compromis). Le Vice-personnage qu'est Falstaff montre ce corps théâtralisé équivoque tant apprécié de l'aire de jeu Tudor en voie de fusionner avec le bouffon par l'intermédiaire du roi de Carnaval . Ce roi avait coutume de singer le pouvoir installé : il reproduit ce que produit ce pouvoir, en forçant ses traits caractéristiques. Il accentue les traits du modèle, et crée une sorte de jeu lui permettant de jongler avec les règles. Il fait ressortir les faiblesses et les manies du modèle visé, il subvertit, mime de l'intérieur, mais sans se poser en adversaire déclaré de ce qu'il imite. Il représente la conscience critique que toute conscience sociale porte en elle : son ombre, son double, son négatif. Cependant il ne saurait être autre et se détacher de ce qui lui donne sa raison d'être 326 . Cet état des choses apparaît dans le dialogue entre Falstaff et le Chief Justice :

‘CHIEF JUSTICE
Well God send the Prince a better companion !
FALSTAFF
God send the companion a better prince ! I cannot rid my hands of him.

(2 Henry IV , 1. 2. 199-200)’

Il existe une ambiguïté relationnelle à l'égard de ce qu'il parodie ou dénonce par la dérision. En fait, cette ambiguïté est entretenue par le pouvoir centralisateur : la période de Carnaval est autorisée officiellement, reconnue comme étant une bénéfique "soupape de sécurité" permettant aux tensions accumulées de se décompresser pendant les manifestations de la fête. Les "mauvaises manières", "l'esprit qui toujours nie" sont requis pour reproduire hyperboliquement les valeurs qui existent de fait. Ce faisant, les singes et les bouffons véhiculent un message significatif : toute valeur est relative, les civilisations, les styles et les valeurs qu'elles colportent, sont tous assujettis au passage du temps ce qui pourrait êtreun utile rappel à ceux qui veulent ériger en culte de l'absolu ce qui ne mérite en général qu'une attention éphémère 327 .

Dans 1 Henry IV le prince Hal participe souvent à la vie carnavalesque que mène Falstaff et ses joyeux compagnons à la taverne située à Eastcheap que l'on a pu identifié comme "The Boar's Head". Cependant le prince prétend pouvoir exclure du discours centripète du royaume les pulsions anarchiques du "corps grotesque ". Il organise l'intrigue dans cette pièce et en dévoile l'issue dès la scène 2 de l'acte 1 :

‘PRINCE
I know you all, and will awhile uphold
The unyok'd humour of your idleness.

(1 Henry IV , 1. 2. 190-191)’

Ce qu'il annonce pourrait être interprété comme le triomphe du discours monologique au service du centralisme. Cependant, si à la longue l'agoniste du carnaval est réduit au silence, il n'est pas éliminé entièrement, car les voix multiples, inhérentes à la culture populaire ne peuvent pas être annihilées totalement. Rappelant la scène qui figurait dans la Mummers ' play (autrement appelé la Hero Combat play) où le fou, après avoir été tué par les fils, est ressuscité, Falstaff réussit un véritable coup de théâtre, lorsqu'il se relève de sa mort feinte (1 Henry IV , 5. 4.). Enracinée dans les festivités saisonnières une telle scène constitue les survivances d'un culte païen de la végétation pointé sur le thème central mort-résurrection .

Dans la nouvelle culture officielle qu'installe Hal l'ambivalence du grotesque devient temporairement inadmissible et les tendances à la stabilité et au parachèvement des mœurs, au caractère sérieux et monocorde des images, prédominent. Ce processus commence par la célébration fort arrosée du Mardi Gras dans le verger de Judge Shallow. Représentatifs d'une justice corrompue, Judge Silence, Judge Shallow et Falstaff font leur pacte en entonnant des chansons à boire (comme le groupe-vices le fait lors d'une entente porteuse de mauvaises intentions) et signent ainsi leur allégeance à une Joyeuse Angleterre qui promulgue la justice naturelle. Cette scène (2 Henry IV , 5. 3) figure "l'apothéose et le chant du cygne des défenseurs de la fête et du carnaval." 328 Une nouvelle justice est instaurée par Hal. Le tribunal d'état se substitue à cette justice naturelle. La vox populi approuve le discours du nouveau roi, et le sort du Vice-Falstaff est ainsi scellé avec le consentement du spectateur. L'épée de la justice de saint Paul neutralise la dague en bois du Vice et les rapports Carnaval -Carême s'inversent en faveur des forces de l'abstinence qui obtiennent l'exclusion du bonhomme Carnaval. (Cette abstinence peut être interprétée comme une correspondance à l'ascétisme prôné par le nouvel ordre de chevalerie que nous avons vu se profiler en toile de fond des événements.) Hal annonce les changements dès son accession au trône :

‘And Princes all, believe me, I beseech you,
My father is gone wild into his grave,
For in his tomb lie my affections ;
[...]
The tide of blood in me
Hath proudly flow'd in vanity till now.
Now doth it turn, and ebb back to the sea,
Where it shall mingle with the state of floods,
And flow henceforth in formal majesty.

(2.Henry IV, 5.2. 123-125; 129-133)’

La transformation est rendue explicite pour Falstaff aussi ; le nouveau roi entend demeurer en adéquation avec la nouvelle identité qu'il s'est forgée :

‘KING
When thou dost hear I am as I have been,
Approach me, and thou shalt be as thou wast,
The tutor and feeder of my riots.
Till then I banish thee, on pain of death,

(2. Henry IV, 5.5.60-64)’

Au niveau de l'esthétique, une analogie entre les goûts de la Renaissance pour les genres élevés du classicisme se profile en arrière plan : ces genres tendent à s'affranchir de toute influence de la tradition comique grotesque populaire. Le rire et le grotesque des formes carnavalesques voient leur nature s'altérer et se dégrader lorsqu'ils subissent une orientation bourgeoise, se conjuguent à d'autres traditions et évoluent vers les mascarades de cour. Cette orientation bourgeoise est amorcée par les changements dans l'organisation de l'économie rurale saisonnière qui, au Moyen Age, inscrivait la licence libidinale dans l'économie du pays : la consommation massive de victuailles lors des festivités d'hiver était nécessaire pour une économie qui ne savait pas gérer l'excès de production. Par contre, dès que le monétarisme s'installe, le caractère cyclique de l'économie rurale s'amenuise et l'accumulation de surplus devient nécessaire. Ainsi les pulsions libidinales ne font plus partie intégrante de l'économie du pays et le capitalisme menace l'état absolutiste qui cherche à contenir les pulsions anarchiques en les absorbant et en essayant de les focaliser autour d'une monarchie forte. La fête perd son caractère de manifestation populaire publique. Elle se codifie, le langage s'épure et dévie de l'obscénité à la frivolité érotique.

Falstaff se montre incapable de se conformer au nouvel ordre des choses. Dans la scène 2 de l'acte 1 nous nous lamentons avec lui sur cette "maladie" dont il est atteint et pour laquelle il ne trouve aucun remède, ‘"this consumption of the purse"’ (2 Henry IV , 1. 2. 237). Il nous confesse que c'est une maladie incurable, et qu'emprunter ne cesse de la prolonger. Falstaff relève du Vice-personnage Gluttony de la pièce morale par le fait qu'il a, comme lui, un appétit gargantuesque 329 et qu'il est atteint d'autant de maladies ; nous nous rappellerons l'analyse d'urine à laquelle allusion est faite au début de cette même scène :

‘PAGE
[...] the water itself was a good healthy water ; but, for the party that owed it, he might have more diseases than he knew for.

(2 Henry IV , 1. 2. 2-4)’

La nostalgie d'un temps perdu, le temps de la joyeuse vie de la taverne, le "monde vert" de Northrop Frye, se fait sentir en même temps que l'espoir d'un avenir meilleur sous une monarchie stable, au moment de la répudiation de Falstaff par le roi Henry V lors de son accession au trône. Celle-ci annonce la remise à l'endroit du modèle hiérarchique pyramidal, modèle régénéré par l'absorption de son anti-modèle représentatif d'un "autre" démystificateur des stéréotypes officiels du passé. En même temps, dans la dialectique de l'ars oppenendi et respondendi, le vainqueur réduit son adversaire au silence et ainsi occulte les voix qu'il désire étouffer, "Turning past evils to advantages." (2 Henry IV , 4. 4. 78).

Lorsque Hal déclare que les fêtes sont trop nombreuses, il ne faut peut-être pas interpréter cette remarque comme étant une volonté de supprimer purement et simplement les fêtes du calendrier romain mais plus vraisemblablement de les remplacer par des fêtes civiques, nationales et monarchiques, et d'opérer un transfert des énergies populaires sur de nouveaux idéaux. Comme F. Laroque, nous rappellerons ici au lecteur que ce sont les puritains, "adversaires jurés des fêtes et des divertissements populaires" 330 , qui prirent les armes pour renverser la monarchie en Angleterre. N'oublions pas d'autre part les divertissements mythologiques qui s'organisaient dans le cadre de la fête aristocratique et qui présentaient Elisabeth comme la nouvelle Astrée, l'antique déesse de la justice régnant aux côtés de Saturne au temps de l'Age d'Or 331 .

Si la tragédie nous montre "la rupture de l'individu avec son groupe, sans possibilité pour lui de retrouver un accord avec les rythmes fondamentaux de l'univers." la comédie et la "romance" illustrent "le thème d'une rupture initiale avec l'ordre ancien et une résolution ultime de la contradiction grâce à la fondation d'un nouvel ordre en accord profond avec les lois fondamentales : inévitable succession des générations, alternance de l'hiver et de l'été, de la stérilité et de la fertilité" 332 . L' épopée du roi Henry V s'inscrit dans cette alternance et la vision tragi-comique de Shakespeare nous ouvre sur une perspective dans laquelle rupture et symbiose s'entrelacent pour créer un nouvel ordre harmonieux autour d'un nouveau monarque, qui, à son tour, intervient comme un être providentiel voire même miraculé dans l'Histoire de l'Angleterre vue par notre dramaturge dans la pièce Henry V.

Notes
324.

Bakhtine , Rabelais, p. 108.

325.

Jonathan Hall , Anxious Pleasures. Shakespearean Comedy and the Nation-State, London: Associated University Presses, 1995, p. 217.

326.

Une analogie avec l'ambiguïté du rôle attribué aux marginalia s'impose. Voir aussi Richard Levin, The Multiple Plot in English Renaissance Drama, Chicago and London: The University of Chicago Press, 1971, p. 117 : "[…]the Clown supports the univocal."

327.

Voir à ce propos le contraste qu'Enid Welsford établit entre le héros sérieux et le bouffon : "The serious hero focuses events, forces issues, and causes catastrophes ; but the Fool by his mere presence dissolves events, evades issues, and throws doubt on the finality of fact." Enid Welsford, The Fool, p. 324.

328.

Laroque, Shakespeare et la fête, p. 231.

329.

Voir le Glouton de la pièce de Christopher Marlowe, Doctor Faustus , qui se plaint d'une allocation alimentaire trop juste qui ne lui permet de se procurer que "thirty meals a day and ten bevers : a small trifle to suffice nature." (2. 2. 150-151). Edition utilisée : Christopher Marlowe : The Complete Plays, éd. J. B. Steane, Harmondsworth: Penguin Books, 1969, rep. 1980.

330.

Laroque, Shakespeare et la fête, p. 78.

331.

Voir à ce sujet Frances Yates, Astrea, the Imperial Theme in the Sixteenth Century, London, Routledge & Kegen Paul, London , 1975, pp. 29-87.

332.

Laroque, Shakespeare et la fête, pp. 187-188.