7. Henry IV et les conventions du "théâtre du Vice"

7. 1 Renversements carnavalesques et démembrement des valeurs anciennes

L'univers carnavalesque étant privilégié comme mode de représentation, les lois de l'alternance et du contraste fonctionnent dans le défilage des scènes et le télescopage d’images antithétiques (de réjouissances et de carnage), il donne à voir la figure rhétorique de l’oxymore dont Shakespeare aime à émailler ses pièces. Les viscères de Falstaff constituent l'imagerie dominante des deux parties de Henry IV et leur omniprésence fait écho à la réalité d'une guerre intestine. La boucherie évoquée dans le contexte culinaire de la fête "grasse" de Carnaval a son pendant comme "civil butchery" (1 Henry 1, 1.1.13) et "food for powder"(4. 2. 65) dans le contexte de la guerre civile.

Une tension entre le monde de la cruauté et le monde festif est maintenue en éveil par des dynamiques ambivalentes ou contradictoires et le principe de la réversibilité de l'un à l'autre propre à l'esthétique du grotesque . Le pressentiment que le comique peut virer au tragique est colporté par la dynamique de la contorsion caractéristique du grotesque qui fonctionne dans la pièce en même temps que le principe du monde à l'envers, laissant entrevoir le refus du dramaturge de se donner pleinement dans l'optimisme à l'égard de la fête : le risque d'explosion sociale lors d'une festivité n'est jamais exclu de la vision que nous en offre Shakespeare . Le Carnaval de Mardi Gras laisse appréhender la possibilité de sa métamorphose en boucherie sanglante de la Saint-Barthélemy ; les deux visages du Janus de la fête pourraient se confondre en un seul. La tension générée par l'esthétique du comique-grotesque trouve son expression dans la complémentarité des images centrées autour de la taverne et de la bataille. Les bœufs abattus le jour de la Saint-Martin, les porcs égorgés, les flots de vin consommés trouvent leur écho dans les massacres de la guerre civile, dans la "viande à vers", dans les coulées de sang qui imbibent la terre, cette même terre qui est lardée de la graisse fondue de Falstaff . Images de banquet et de guerre s'interpénètrent dans des réseaux analogiques, formes déclinées de la logique de renversement propre au Carnaval.

La configuration imaginaire des viscères de Falstaff se prête à des prolongements dramaturgiques pour exprimer l'angoisse et la dissonance liés à l'ambivalence de la fête. Les désordres intestinaux sont évoqués à différentes reprises. Dans la disputatio célèbre entre Glendower et Hotspur, où le tremblement de la terre est interprété par le gallois comme un signe annonciateur de prodiges et de destinée hors du commun cette interprétation est rabaissée et banalisée par Hotspur qui compare l'éruption terrestre à un pet rebelle émis par la terre souffrante (1 Henry IV , 3. 1. 24-30). La tension générée par les images grotesques se maintient en équilibre instable jusqu'à ce que la "réformation" du prince Hal (qui prend la forme d'une prise de conscience), concomitante avec la perte du "procès" de Carnaval , provoque le basculement. Les forces de l'abstinence de Carême reprennent leurs droits et la "bonne mesure" ainsi retrouvée régit de nouveau l'univers théâtral tragi-comique et réaffirme la légitimité du régime "officiel" du monarque qui subit, soulignons-le, quelques réajustements grâce à ses relations avec les forces utopiques du carnaval.

L'expression dramatique de la lutte du boulimique Carnaval contre l'anorexique Carême figurée par l'opposition Falstaff -Hal se concrétise partiellement dans une bataille d'insultes où chaque participant cherche à "gagner" en étant le plus innovant et le plus insultant. Une véritable scène virtuelle auréole la proxémique pour la soumettre avec une force accrue au regard du spectateur. Le motif comique de la guerre civile entre gros et maigres telle que l'a ancrée dans l'imaginaire Pieter Brueghel 334 se répand dans la cascade d'images qui en découle : les éléments concrets évoqués transforment le verbe en chair, à la manière de Thomas Nashe , dont l'influence sur la littérature exploitant l'imaginaire du grotesque fait impression sur Shakespeare et ses contemporains :

‘PRINCE.
I'll be no longer guilty of this sin. This sanguine coward, this bed-presser, this horse-back-breaker, this huge hill of flesh, –
FAL.
'Sblood, you starveling, you eel-skin, you dried neat's tongue, you bull's pizzle, you stock-fish – O for breath to utter what is like thee !
(1.Henry IV, 2.4.237-242)’

Cecombat anodin a son équivalent sérieux sur le champ de bataille ; le monde de la taverne préfigure celui des réalités politiques. Les cent cinquante hères recrutés par Falstaff dont à peine trois estropiés survivent (5. 3. 37) figurent dans la guerre comme chair à canon, auréole tragique de la bonne chère et du manger gras que notre gros bonhomme de carnaval se procure à leur dépens, et sans aucun scrupule. Shakespeare focalise sur le manque de charité de la part de Falstaff par l'intermédiaire de Westmoreland :

‘Ay, but, Sir John, methinks they are exceeding poor and bare, too beggarly.
FALSTAFF
Faith, for their poverty I know not where they had that ; and for their bareness I am sure they never learned that of me.
(1.Henry IV, 4. 2. 68-72)’

Ce trait serait bien sur nécessaire pour faire le croquis du personnage Vice . Sous la surface de la comédie apparaît le relief de la Moralité, comme l'un des éléments informant, structurant l'intrigue de Falstaff . Les variations dramaturgiques sur le thème du ventre se répondent et s'organisent dans la pièce selon une série d'oppositions qui correspondent au schéma psychomachique de la Moralité traditionnelle et permettent de maintenir un équilibre vacillant entre le tragique et le comique. Le "corps comique" contraste avec le corps épique en faisant ressortir les aspects soit dangereux soit euphémisés.

Vie dramatique est prêtée à la "Danse Macabre ", comme dans la Moralité, par les allusions ayant trait au thème de la vanité des ambitions humaines, encadrée dans deux exempla macabres où, réminiscences de la scène dans laquelle Hamlet apostrophe le crâne de Yorick, Blunt devient porteur du rictus de l'honneur ‘–"grinning honour"’ (1 Henry IV , 5. 4. 59) – et Hotspur pâture pour des vers (1 Henry IV, 5. 4. 85-86). Ces deux personnages, Blunt et Hotspur, l'un effacé et peu éloquent, l'autre intrépide et très en verve (comme leurs noms respectifs nous l'indiquent) représentent deux destinées nobles qui se fondent au néant.

La figure du glouton est retournée sens dessus dessous et celle, oxymore, de l'avaleur-avalé, motif de Carnaval , est enchâssé dans ces exempla macabres où l'esthétique du comique grotesque est à l'œuvre pour tirailler les émotions des spectateurs entre les deux pôles de l'empathie que fait éprouver le tragique et l'éloignement psychique qu'engendre le comique. Gargantuesque, le ventre de Falstaff reçoit, digère et rejette toute la substantialité féodale associée à l'honneur en quelques épisodes courts mais mémorables dont nous examinerons le contenu. Par son intermédiaire Shakespeare invite à une réévaluation du code de l'honneur héroïque féodal et passéiste (tel que le Roi et Hotspur l'incarnent). En jetant une nouvelle lumière sur ce code, Shakespeare tenterait-il de revivifier les sensibilités pour laisser entrevoir un Ordre plus juste, un code d'honneur chevaleresque dans lequel le civisme trouve sa place ?

Le "procès" du Carnaval est intimement lié au "procès" de l' honneur héroïque ancien et idéal épousé par les féodaux de la pièce, notamment le Roi, ses partisans nobles et son adversaire Hotspur. "Rule" et "Misrule " sont interrogés par notre dramaturge à l'aide de son personnage médiateur comique, Falstaff , vecteur par excellence de la communication entre la scène et la salle, et "index allégorique" (et non-allégorique) qui exerce son contrôle sur les aspects idéologiques de la réception. Les scènes qui traitent particulièrement de la conception évoluée de l'honneur jouent sur les principes d'acclimatation d'éléments appartenant à un espace-temps lointain, ainsi que sur l'anamorphose d'éléments de la culture grecque submergés dans le réseau de significations analogiques destinées au regard spéculaire d'un auditoire d'origine sociale mixte dont certains avertis avaient les compétences pour décrypter les sous-textes classiques sous-tendant la fable.

L'ambiguïté auréole la position du dramaturge ainsi que celle de Falstaff . Comme le précise Willard Farnham, Falstaff "is no figure of tongue-tied simplicity that can be comfortably scorned by the high" 335 . Shakespeare va plus loin que ses prédécesseurs en ce qu'il laisse son Vice Falstaff exprimer avec éloquence son opposition à un code officiel restrictif des libertés individuelles sans s'attirer une critique qui le place exclusivement parmi les basses couches de la société. Il n'est pas un sujet de ridicule. Le "corps grotesque " renvoie un reflet inversé du corps épique ou "non-grotesque " exigeant une réception schizoïde de la part de la salle. Il sert de personnage-miroir pour plusieurs personnages-clef du drame.

Notes
334.

Voir The Fight between Carnival and Lent (1559) de Pieter Brueghel dans l’Annexe 15.

335.

Willard Farnham, The Shakespearean Grotesque : Its Genesis and Transformations, Oxford: O.U.P., p. 80.