7. 2 Falstaff , un palimpseste du théâtre du Vice

Une étude centrée plus particulièrement sur les rapprochements entre Falstaff et le Vice peut éclairer l'univers tragi-comique du théâtre shakespearien sous un angle intéressant. Dans Henri IV, l'aspect comique carnavalesque du Vice-Falstaff étant emphatique, il nous importe de souligner de nouveau le fait que le rire carnavalesque est lié à une vision du monde dans laquelle tout élément connaît son double négatif.

C'est un rire qui abolit la distance que génère communément la notion de hiérarchie. Le rire a le pouvoir de diluer l'espace, de rapprocher l'objet, de créer une zone de contact direct dans laquelle tout est possible. Dans cet espace clos métamorphosé par le rire on peut démasquer, retourner, dénuder, renverser en toute liberté et impunité. La peur et la vénération, souvent intimement liées, sont irrémédiablement anéantis par la force du rire et la perfidie du comique qu'elle engendre.

La fête carnavalesque s'inscrit totalement dans cette logique. L'objet est dépouillé de sa parure hiérarchique et de sa nudité jaillit le ridicule tandis que la familiarité s'instaure pour laisser place aux propos les plus irrespectueux souvent empreints de vérité. C'est ce que nous pourrions appeler l'opération comique du démembrement , le rôle familiarisant du rire. Le Vice-Falstaff , comme ses ancêtres, s'emploie à désofficialiser la parole de la culture dominante.

Henry IV voit se déployer la force décapante et délirante du rire qui s'oppose au ton sérieux caractéristique des thèses officielles et rigoureuses de la vie et du commerce humain, défendues, depuis la Réforme sous Henry VIII , par l'Etat et l'Eglise réunies sous la bannière du monarque. Falstaff incarne cette force à la manière du personnage-Vice qui occupait la scène Tudor pendant plus d'un siècle, intégrant de surcroît les caractéristiques du bouffon, personnage clef de la scène élisabéthaine destiné à occuper une place excentrée, en marge des événements, mais autorisé de part son statut d'extériorité à commenter impunément le jeu théâtral, à encadrer les propos sérieux de la pièce avec des commentaires imprégnés de paradoxes.

Si le personnage Falstaff comporte un certain nombre de ressemblances avec le Vice , il apparaît souvent atypique par rapport aux caractéristiques de la convention esquissés dans la première partie de cette étude. D'une part, dans le personnage Falstaff nous voyons fusionner le Vice avec le bouffon 336 . D'autre part, la différence est bien évidemment due à la liberté créatrice et au sens artistique de notre poète dramaturge.

Nous proposons au lecteur d'échantillonner un certain nombre de ressemblances entre le personnage Falstaff et le personnage conventionnel du théâtre du Vice (sans prétendre établir une typologie) afin de mieux rendre compte de la manière dont la vision tragi-comique de l'épopée du roi Henry V est médiatisée par ce personnage tragi-comique Falstaff et afin d'apprécier la dextérité avec laquelle Shakespeare use des conventions de l'époque pour dépasser ses contemporains. Le personnage-Vice permet à Shakespeare de suggérer ce qui ne va pas dans le royaume entier. Le corps grotesque de Falstaff est maladif, comme le corps spirituel et politique du roi Henry IV : le roi de la taverne est le reflet parodique du roi déchu. La mise en apposition de ces deux personnages dans lesquels le haut et le bas fusionnent par moments permet une mise en abyme du discours officiel devenu passéiste.

Notes
336.

Pour une tentative de différenciation entre ces deux catégories de personnages (tâche bien difficile d'ailleurs) voir David Wiles, Shakespeare 's Clowns, pp. 22-23. Selon Wiles les acteurs du théâtre populaire Tudor, notamment Armin et Kempe, avaient une influence primordiale sur la composition des clowns de Shakespeare. Kempe aurait joué le rôle de Falstaff à cause de son jeu plutôt lent (p 116).