7. 3 Falstaff et le Roi

Le Roi, faire-valoir de plusieurs personnages et thèmes de la pièce, est mis en apposition et interrogé par le "corps grotesque ". Henry IV souffre de ce que Rafik Darragi appelle un "complexe de légitimité" 337 ; l'usurpation et l'assassinat du roi Richard II , l'appel à la croisade adressé aux barons belliqueux révèlent la fragilité de ses droits à la couronne. Shakespeare se garde bien d'évoquer ouvertement la légitimité du pouvoir car il ne pouvait oublier l'emprisonnement, en mai 1593, de son collègue Kyd, et les tortures qu'il avait subies pour avoir rédigé un pamphlet contre l'Etat et la religion. Plusieurs institutions, comme la Chambre Etoilée ou la Haute Commission, plusieurs lois d'inspiration politique ou religieuse, et le "Master of Revels" (Maître des Cérémonies) veillaient à la sauvegarde et au respect de la monarchie et de l'Ordre sur la scène. Toute atteinte à la personne royale ou à son autorité ainsi qu'à des monarques amis et des hauts dignitaires du régime était sévèrement réprimée. L'homme pour lequel Shakespeare écrit considère la monarchie absolue comme une nécessité. La violence est reconnue comme régisseur d'ordre dans le pays. L'obsession du désordre a pour effet de renforcer le pouvoir temporel à qui, sous la bannière de l'utilité sociale préservatrice de la vie calme et sereine, la porte est ouverte à des mesures répressives et aux excès dans les peines et châtiments corporels.

Henry IV est rongé par sa conscience et son sens de la justice à cause des crimes commis contre Richard II :

‘KING
[…] God knows, my son,
By what by-paths and indirect crook'd ways
I met this crown, and I myself know well
How troublesome it sat upon my head.

(2 Henry IV , 4. 5. 183-186)’

Le rôle attribué à la conscience permet à Shakespeare de délivrer un message voilé, une double énonciation de la théorie du pouvoir divin. Si un roi tombe, ce n'est pas uniquement parce que son successeur est un sauveur providentiel, comme l'enseigne l'école tudorienne, à propos de Richard III , par exemple, renversé par Richmond, mais aussi, selon un enseignement traditionnel, parce que ce roi déchu est allé à l'encontre de Dieu qui lui a délégué une partie de Ses pouvoirs 338 . Dans les deux volets d'Henry IV, le portrait que nous offre Shakespeare de ce monarque est ambigu. Usurpateur, il viendra néanmoins à bout des rebelles. Le roi, qui tire son pouvoir de Dieu, est également responsable devant Dieu; il n'a pas le droit de se complaire dans des lamentations sur son fils prodigue, alors que, devant lui, la fronde des barons prend de l'ampleur. La fronde des grands barons a toujours été condamnée par Shakespeare ; elle mettait constamment en danger l'unité nationale, concept qui commence à percer en Angleterre au début du XVIe siècle. Le drame historique fournit à Shakespeare une occasion pour fustiger les divisions et les conflits qui avaient déchiré l'Angleterre durant trois siècles et promouvoir le désir d'unité qui animait les Anglais de son époque. Rongé par le complexe de légitimité, Henry IV est aussi un roi déchu. Au mouvement ascensionnel du Prince Hal correspond la chute du Roi. Mais, adroitement, sans égratigner le principe monarchique, Shakespeare lance sa pique habituelle contre la tyrannie des gouvernants pour qui la vie de leurs sujets pèse peu, dès lors qu'il s'agit de problèmes personnels. Les motifs qui ont conduit à la guerre civile découlent de la lutte pour le pouvoir présenté sous des couleurs féodales où l'enjeu se traduit aussi en termes monétaires de terrains à distribuer et de trophées honorables à amasser. Les maux qui s'abattaient sur le peuple anglais ne venaient pas de la monarchie elle-même mais de la guerre civile, ce fléau engendré par le non-respect d'un ordre transcendantal, d'une harmonie divine qui régit le monde. Shakespeare, comme ses contemporains, ne tente pas de rompre avec la conception de l'Etat basée sur une hiérarchie de valeurs immuables, mais son œuvre n'est pas pour autant inoffensive pour celui qui sait lire entre les lignes : derrière ce qui pourrait bien être compris comme une apologie des régimes totalitaires demeure posée l'éternelle tragi-comédie de l'homme, cet avaleur avalé, ce chasseur-chassé, ce trompeur-trompé que notre dramaturge, arbitre impartial du combat que se livrent le Bien et le Mal en hauts lieux comme dans les bas fonds, offre au regard spéculaire.

Haut et bas se côtoient fréquemment dans cette chronique historique. Le "corps grotesque " permet de faire ressortir sur un mode parodique deux codes qui s'affrontent, l'un l'héritage du Moyen Age, et l'autre, fruit de la Renaissance. Le portrait de Henry IV dans I Henry IV est à facettes multiples : ses détracteurs le dépeignent comme un tyran orgueilleux : il traite ses anciens pairs et amis avec mépris (I. 3. 10) et fait le vide autour de lui (1. 3. 284) ; il est désacralisé par les rebelles, et loin d'empêcher les guerres intestines, semble contribuer fortement à faire couler le sang de ses compatriotes en attisant d'ancestrales vengeances ou en provocant de nouvelles. Falstaff sert surtout de relais au personnage du Roi, accentuant certaines de ses facettes sur le mode de la parodie . Les dettes que Falstaff ne paie pas sont la parodie des accords passés avec ses alliés que le roi ne respecte pas. Le vol de Gadshill fait le contre-point du vol suprême qu'est celui de la couronne. Falstaff fait ressortir ce qui va mal dans le royaume, avec ses contradictions inhérentes.

Par ailleurs c'est un tableau positif du Roi qui nous est offert, le montrant capable d'allier le sens de la politique à celui de la religion, doué pour le discours et le spectacle politique, indulgent ou au contraire malveillant selon les situations. Ce Roi incarne deux images de la royauté qui s'excluent mutuellement : celle du roi infaillible, oint du Seigneur, et celle du souverain dont la légitimité tient à ses qualités de chef. Paradoxalement, Henry IV voit dans Hotspur, dont les excès de langage et de comportement héroïque font de lui une caricature du preux chevalier, le parangon de l'honneur (1 Henry IV, 1. 1. 79) allant jusqu'à admettre qu'il a plus de titres que son fils, le Prince de Galles, pour régner. Ce fils, en revanche, surpasse l'idéal chevaleresque cher au Roi et à Hotspur. Après avoir bafoué cet idéal, avec la complicité de Falstaff , il finit par incarner le monarque modèle dans Henry V. Shakespeare montre bien que le meilleur n'est point Hotspur mais Hal qui s'impose une épreuve initiatique de type spartiate, une exploration probatoire des bas-fonds de l'existence afin d'actualiser l'éducation personnelle d'un prince et de l'accomplir dans le souci du bien public.

Falstaff est instrumental dans la dramatisation de cette entreprise car le choix fait dans les alternances de scènes tragiques et comiques et dans les contrastes entre les comportements des personnages, entre leurs gestes, leur accoutrement et leur langage permettent d'orchestrer le conflit didactique offert au regard spéculaire. Son rôle de pivot, comme celui du Vice traditionnel, représente la duplicité , le double jeu , l'esprit de la division qui s'oppose à l'unité et au consensus qui soutient la prospérité d'un royaume. L'alternance des scènes entre la taverne, représentative du bas, et la cour, représentative du haut, souligne les composés moraux du conflit soumis au regard spéculaire. Les scènes parodiques invitent le récepteur à interroger les valeurs épousées par le haut. En exploitant les conventions du théâtre du Vice, véritable patrimoine culturel anglais, Shakespeare peut focaliser l'attention impunément sur des questions polémiques. La convention théâtrale n'est que le haut de l'iceberg : la parodie a des profondeurs non visibles au premier coup d'œil.

Notes
337.

Rafik Darragi, "La violence d'état dans les drames historiques de Shakespeare ", J.-P. Teissediou éd. Henry the Fourth, p. 53. Nous sommes inspirés de cette communication pour la partie historique des paragraphes qui suivent.

338.

Cet enseignement est formulé notamment par John of Salisbury dans son Policraticus dès le XIIe siècle. Darragi, "La violence", p. 54.