7. 5 L'accoutrement de Falstaff

L’aspect comique du costume de scène de Falstaff devait frapper le spectateur élisabéthain autant que celui d'Ambidexter de la pièce de Thomas Preston, Cambyses ou celui de Cacurgus de Misogonus 340 . L'épée de Falstaff est en bois (comme nous l'apprend les didascalies contenues dans le texte : 1 Henry IV 2. 4, 166 ; 257-258 ; 301), indice renvoyant le spectateur au "dagger of lath " que porte traditionnellement le Vice comme symbole antithétique de l'épée de justice 341 ; l'épée et le bouclier qu'amène le page au début de la scène 2 de l'acte 1 de la deuxième partie de Henry IV portent les signes du faux chevalier. L'appartenance sociale de Falstaff est ambiguë. Il est doté des emblèmes du clown, du faiseur de jeux, du Vice plus que ceux du chevalier. Même son pistolet est l'objet d'un jeu de scène : sa gaine contient une bouteille de vin (1 Henry IV , 5. 4. 53-54) que Hal déniche au milieu de la sanglante bataille de Shrewsbury !

Falstaff fait allusion à son "cap" lorsqu'il dispute son page : […]thou art fitter to be worn in my cap than to wait at my heels." (2 Henry IV , 1. 2. 14-15). Aucun membre de la gentry ne serait coiffé d'un pareil couvre-chef ! Les prétentions de ce miles gloriosus sont l'objet de ridicule visuel. Le pourpoint de Falstaff démontre sa non-appartenance au beau monde car, selon la recherche de D. Wiles 342 , le pourpoint rembourré qu’il porte est démodé pour l’époque et sa fonction comme parodie vestimentaire est rendue hyperboliquement par Falstaff qui se vante de sa performance à Gadshill lorsqu’ il prétend avoir reçu huit bottes à travers son pourpoint et quatre à travers son haut-de-chausses. Le démembrement des prétentions de Falstaff effectué par son costume et ses accessoires devait contribuer considérablement au dialogisme entre salle et scène contemporaine. Ce déguisement transparent fait référence à la déception œuvrée par les protagonistes du mal et par ces faiseurs de dupes très répandus dans la société élisabéthaine ("cony-catchers "). Mais à la manière du Vice conventionnel, le trompeur ne trompe pas dans sa tromperie : il dévoile ses projets au spectateur, et les seules dupes sont ses victimes à l'intérieur de l'univers fictionnel, et lui-même.

Falstaff est un personnage codé et transversal : Shakespeare ne l'enferme pas dans un réseau de déterminations (la nature humaine, le type social, le caractère psychologique) mais l'interroge, le provoque, l'écoute. Il ne lui prête pas un discours idéologique achevé qui emprisonne la vérité dans le monologue, c'est à dire dans l'espace clos d'une conscience individuelle. Falstaff est une création multivocale éclairée par le rire universel qui s'en prend à l'existence toute entière et au rieur lui-même. Son regard comique interroge le sérieux, le met à l'envers, l'examine de tous les côtés, permet de formuler une critique et de servir de correctif afin de construire un langage nouveau dans la mouvance. Par l'intermédiaire du signifiant vestimentaire, Shakespeare nous présente un commentaire sur la situation périlleuse dans laquelle se trouvait une partie décadente de la chevalerie londonienne. Le discours épique du passé est actualisé, ramené au moment présent dans une parodie qui fait appréhender la proximité et l'inachèvement essentiel de l'existence.

Le Roi par contraste est enfermé dans un discours monologique passéiste et sa paranoïa engendrée par sa méfiance l'aveugle à toute possibilité de mutation. Il ne parvient pas à croire à la transformation de son fils Hal en prince désormais vertueux. Jusqu'à ses derniers moments sur la scène, en dépit de la dette qu'il tient envers son fils qui l'a sauvé d'une mort certaine aux mains du redoutable Douglas, il croit en quelque traîtrise de la part du prince lorsque ce dernier lui prend la couronne pour en faire le support d'une réflexion sur l'illusion et la vanité du pouvoir :

‘PRINCE
I spake upon this crown as having sense,
And thus upbraided it : 'The care on thee depending
Hath fed upon the body of my father ;
Therefore thou best of gold art worst of gold.
Other, less fine in carat, is more precious,
Preserving life in med'cine potable ;
But thou, most fine, most honour'd, most renown'd,
Hast eat thy bearer up'.

(2 Henry IV , 4. 5. 158-164)’

L'illusion et la vanité du pouvoir ramènent nécessairement à l'homme car une couronne, comme le rappelait Jean de Gand au Roi Richard, n'est jamais plus grande qu'une tête. Le destin qui a conduit Henry IV à s'emparer de la couronne finit par le détruire en tant qu'homme. La couronne a transformé le personnage : étant soucieux et malade, il est vieux avant l'âge – ‘"So shaken as we are, so wan with care (1 Henry IV’ , 1. 1. 1) – tout le contraire du fringant rebelle de Richard II . Le double masque de l'homme et du roi tombe dans sa dernière scène, dévoilant sa double tragédie : il porte la croix amère qu'il évoque au début de la première partie de Henry IV (1. 1. 27) tout au long de son règne étant affligé par les luttes fratricides qui secouent la stabilité du royaume, par la maladie, les soucis du gouvernement, les déceptions de voir échouer ses projets et surtout puni à travers son fils Hal dont il est incapable de déceler la véritable nature derrière l'écran d'une vie de dévoyé. Comme Falstaff , Henry IV est un personnage à facettes multiples, tantôt se livrant à une analyse introspective, tantôt nous dévoilant ses recettes de l'art de dissimuler, tantôt esquissant les traits du roi idéal qu'il voudrait paraître. Si Falstaff tient un discours de faussaire et porte l'habit du faux chevalier et ne nous trompe pas dans sa tromperie grotesque , le roi, par opposition semble illustrer l'adage, "l'habit ne fait pas le moine". Lorsqu'il se tend un miroir à lui-même dans la troisième scène de l'acte 1 de 1 Henry IV, c'est un cœur d'acier sous un habit de velours qui se révèle :

‘My blood hath been too cold and temperate,
Unapt to stir at these indignities,
And you have found me - for accordingly
You tread upon my patience : but be sure
I will from henceforth rather be myself,
Mighty, and to be fear'd, than my condition,
Which hath been smooth as oil, soft as young down,
And therefore lost that title of respect
Which the proud soul ne'er pays but to the proud.

(1 Henry IV , 1. 3. 1-7)’

Falstaff , comme Henry IV, manie la dissimulation avec dextérité, l'un dans un registre bas et comique, l'autre dans un registre élevé et sérieux, voire même tragique. Le personnage haut et le personnage bas s'éclairent mutuellement. Henry IV semble vouloir incarner à la fois une mythification du roi et une démystification de l'homme Henry IV : paradoxalement le masque ambigu qu'il emprunte fait de lui le contre-exemple de ce qu'il voudrait représenter, le roi infaillible, oint du Seigneur, et le roi légitimité par ses qualités de chef. Or sa tragédie est celle d'un homme triste et solitaire, qui a perdu les désirs propres au héros, et comme le souligne son fils, sa couronne le consommait. Le corps politique figure comme avaleur et avalé dans cette pièce.

Nos deux personnages fabricants de masques, Falstaff et Henry IV, se rejoignent dans la formulation de leurs "catéchèses" : si pour Falstaff l'honneur n'est qu'un mot, de l'air, pour Henry, mener une guerre sainte et atteindre son honorable but est de trouver un exutoire salutaire qui se réalise par l'intermédiaire d'un mot aussi : en effet, le nom attribué à la chambre dans laquelle il meurt n'est autre que Jerusalem et ce dénouement comble l'oracle (fait d'air aussi !) qui l'avait destiné à une fin glorieuse. Si le roi Henry IV meurt avec la vision de la Terre Sainte devant les yeux, Falstaff, par contraste meurt avec la vision d'un monde vert à l'esprit ("and a babbled of green fields" (Henry V, 2. 3. 15), comme si son souhait aussi se réalisa, celui de faire du "monde vert" de la taverne son "tambour" (1 Henry IV , 3. 3. 205).

Par touches successives, analogiques, Shakespeare apporte quelques épurations à l'image qu'on se faisait de l'idéal chevaleresque médiéval que J. Huizinga définit comme suit :

‘Dans son essence, c'est un idéal esthétique, sorti de la fantaisie et des émotions héroïques, mais assumant les apparences d'un idéal éthique : la pensée médiévale ne pouvait lui accorder une noble place qu'en l'apparentant à la religion et à la vertu. Toutefois, la chevalerie ne sera jamais entièrement à la hauteur de cette fonction éthique : son origine terrestre l'en empêche. Car l'essence de cet idéal est l'orgueil, élevé jusqu'à la beauté. […] L'orgueil, stylisé et exalté, a donné naissance à l'honneur qui est le pôle de la vie chevaleresque . […] en réalité, l'histoire de la noblesse offre partout l'image de l'orgueil allié à un égoïsme éhonté.343

L'idéal chevaleresque avait une telle importance sociologique que la politique et la guerre étaient dominées par son point de vue. La plus grande des idées politiques, la croisade, la délivrance de Jérusalem était considérée comme une œuvre de piété, d'héroïsme, de chevalerie en somme. L'idéal religieux et chevaleresque tenait une place tellement prépondérante que les expéditions étaient vouées à l'échec parce que projetées au milieu d'une excitation d'esprit ornée de couleurs romanesques plutôt que pragmatiques.

Les chroniqueurs, n'étant point des historiens capables de discerner un réel développement social, se servaient de la conception chevaleresque comme d'une clef magique avec laquelle ils expliquaient les événements contemporains et réduisaient le monde aux proportions d'une belle image d'honneur princier et de vertu courtoise, et créaient l'illusion de l'ordre. Shakespeare , à l'aide de son faux preux chevalier Falstaff , qui ne possède point les sentiments de piété, d'austérité et de fidélité que l'on attribuait au chevalier idéal (dont un gros ventre rebondi aurait était la preuve visible de son statut litigieux) remet en question ce culte des héros auquel était rattaché l'idéal chevaleresque. Il est intéressant de mettre en parallèle 344 avec la description de l'armée de gueux du Roi Henry IV celle que Huizinga extrait de la première partie du Jouvencel, roman biographique de Jean du Bueil, capitaine qui avait combattu sous la bannière de Jeanne d'Arc, et qui mourut en 1477 :

‘Ce que nous lisons ici, ce sont les misères de la guerre, ses privations et ses ennuis, et le courage de supporter la disette et les dangers. Un seigneur assemble sa garnison ; il n'a que quinze chevaux, maigres, la plupart non ferrés. Sur chacun d'eux, il met deux hommes ; presque tous sont borgnes ou contrefaits. Pour raccommoder les vêtements du capitaine, on vole le linge de l'ennemi 345 .’

Dans les rabaissements et parodies œuvrés par le protagoniste Falstaff , l'idéal chevaleresque tend à se conformer à une conception de la vie moins hyperbolique et fortement imprégnée du réalisme grotesque . Ce mélange étrange de conscience et d'égoïsme que nous trouvons chez Henry IV est compatible avec beaucoup de vices et susceptible d'illusions extrêmes. La nouvelle société naissante ne se laissait plus enchanter par de grandes illusions. Tandis que l'orgueil demeure le grand mobile de l'aristocratie, "l'intérêt, dit Taine, est le ressort principal dans les rapports sociaux des classes moyennes et inférieures 346 . Falstaff le premier n'ignore pas le côté financier qu'il y avait à la noble carrière des armes. A part les profits directs provenant des rançons, l'avancement était couramment envisagé comme un but : Falstaff s'attend à être récompensé en devenant "either earl or duke …" après avoir déposé la dépouille de Hotspur aux pieds du prince Hal. Désormais, ce personnage nous informe, "The better part of valour is discretion …" (1 Henry IV , 5. 4. 119) : le courage chevaleresque est réduit à un jeu de cache-cache par ce commentateur cynique.

Notes
340.

Voir la description de l'accoutrement d'Ambidexter dans la première partie de ce travail. Celui de Cacurgus est suggéré, d'une part dans le texte de Misogonus , lorsqu'il est pris de peur en le croisant par hasard dans la première scène de la pièce :

Body of God ! Stand back ! What monster have we here ?

An antic or a monk ? A goblin or find ?

Some hobbyhorse, I think, or some tumbling bear.

If thou canst, speak and declare me the kind.

(Misogonus , 1. 1. 286-289).

D'autre part allusion est faite par Cacurgus lui-même aux oreilles de son costume, qui semblent le gêner :

Nothing grieves me but my ears be so long.

My master will take me for Balaam's ass.

If I can, I'll tie them down with a thong.

If not, I will tell him I have good King Midas '.

341.

(Misogonus , 1. 1. 282-285)

Dans la même scène, Cacurgus fait référence à ses "cap and coat" (322) et à son rôle, traditionnel, en qualité de "fool" : "Nay, I am become his counselory." (323)

A. Dessen développe cette symbolique dans Shakespeare and the Late Moral Play, Lincoln and London, University of Nebraska Press, 1986, pp. 30-32. ......

342.

Wiles, Shakespeare 's Clowns, p.123. "The grotesque peascod doublet was going out of fashion by the late 1590s, and Fluellen seems to confirm that Falstaff wore one of these when he remembers him as 'the fat knight with the great-belly doublet' (Henry V, 4. 7. 127). Wiles nous renvoie aussi à l'Anatomy of Abuses de Philip Stubbes , cité par C.W. and P. Cunnington, dans Handbook of English Costume in the Sixteenth Century (1970), p.90, pour une description de cet accoutrement grotesque : 'these doublets with great bellies, hanging down beneath their pudenda, and stuffed with four, five, six pound of bombast at the least'."

343.

J. Huizinga, L'automne du Moyen Age, p.70-71.

344.

Cette mise en parallèle est faite par Ann Lecercle dans sa communication précitée, "Epics and Ethics", p. 215 et nous a orienté vers les propos élargis d'Huizinga concernant l'importance sociologique de l'idéal chevaleresque au Moyen Age finissant.

345.

J. Huizinga, L'automne, p. 77.

346.

Huizinga, L’automne, p. 70.