7. 6 L'ubiquité du Vice-personnage

Comme ses ancêtres, Falstaff occupe une place prépondérante dans la pièce, pivot qui doit son existence en partie à l'ubiquité des images ayant trait au "corps grotesque ". Comme l'a bien remarqué Pierre Iselin 347 , le corps de Falstaff est l'objet d'une ostension permanente, aussi bien sur-scène que hors-scène, en filigrane. Les viscères de Falstaff nervurent la fable ayant trait à la rébellion menée par Hotspur. Son corps fait écho à la réalité qui est la guerre intestine et la dissonance qui en émane. Ce corps semble défier les limites humaines : il avoue mener une vie désordonnée hors de toute mesure. Bardolph renchérit là-dessus avec un calembour qui accentue la grosseur hors de mesure – ‘"out of all compass"’ (1 Henry IV , 3. 3. 21) – de ce bipède aux contours incommensurables. Sa mort-résurrection est un véritable coup de théâtre pour celui qui ne prend pas connaissance du texte avant la représentation. L'omniprésence de ce corps grotesque lui confère la qualité métaphysique menaçante dont l'incarnat du Mal du "théâtre du Vice" est auréolé. Ses jeux de scène répondent aux attentes du destinataire du théâtre habitué à des schémas d'action qui se répètent de décennie en décennie, déterrés d'un passé folklorique, fournissant une vision plus large, saisissant une culture globale : il transporte le corps d'Hotspur sur le dos, nous rappelant la dernière scène de certaines pièces tudoriennes dans laquelle le diable emporte sur son dos le Vice en enfer ; il feint d'être sourd pour échapper à la confrontation avec la justice, jeu conventionnel des personnages-Vice ; une bouteille de vin remplace son pistolet sur le champ de bataille (jeu de scène emprunté à Glotony, l'un des vices de la pièce de Henry Medwall intitulée Nature 348 ) ; il se joint aux festivités et aux chansons de Justice Shallow et de Justice Simple comme s'il scellait un pacte avec ces représentants de vices inhérents à l'ancien régime ; prédateur, il espère s'imposer comme le chef de bande dans l'optique de dévaliser ses acolytes, comme le Vice Nichol Newfangle de la pièce Like Will to Like , d'Ulpian Fulwel, pour ne citer qu'un exemple parmi tant d'autres. Il envoie de pauvres gueux à la mort, préférant les pots de vin de la part des plus valides et des moins démunis et faisant preuve de peu de compassion envers ses semblables. Son individualisme répréhensible finit par lui attirer la désapprobation de la salle et son bannissement apparaît désormais juste et nécessaire. Le sérieux finit par enserrer le comique, l'esthétique du grotesque ne crée plus de tension entre l'abject et le comique : la "culture officielle" reprend ses droits.

Comme son ancêtre le Vice de la moralité, Falstaff est un histrion toujours prêt à improviser un scénario, à inventer une histoire pour divertir son auditoire, à la manière (lente) de Will Kemp qui, selon D. Wiles 349 fut le premier clown à incarner ce personnage à la scène. Comme le Vice qui ne vient de nulle part et s'en va on ne sait où, Falstaff a un passé et un avenir fictif qu'il invente pour échapper aux contingences du présent. Il appartient à la temporalité du jeu  : il écrit et joue sans arrêt son présent et s'évade dans le hors-temps du théâtre pour échapper à l'Histoire, à l'inverse du roi qui est profondément engoncé dans un passé vécu avec les rebelles qui vit défiler les tableaux du cycle historique incontournable de l'équation : complicité, vengeance, châtiment.

Ce corps qui est présent en filigrane permet le prolongement du tragique au comique et vice-versa. Falstaff a une attitude anti-chevaleresque , à l'opposé de l'idéal du Roi, qui lui-même fait preuve d'un comportement lâche (envers les rebelles, ses anciens alliés surtout). Le Roi maintient qu'il se soucie du bien-être de la populace, mais, comme le souligne Hotspur, il manque de sincérité. Falstaff n'est pas présent comme "comic relief ", mais prodigue un effet de miroir qui permet de clarifier, de modifier un point de vue. Deux concepts donnent une meilleure définition l'un de l'autre, étant de la sorte rendus avec plus de précision et de subtilité, chacun ayant la possibilité de miner ironiquement la crédibilité de l'autre. Le personnage de rang inférieur opère sur le mode parodique une critique des valeurs acceptées de la hiérarchie.

Par ses ramifications extérieures dues à toutes sortes de spectacles et de rituels, le Vice -Falstaff dépasse le cadre étroit de la pièce morale et nous offre un commentaire sur la société élisabéthaine angoissée par une certaine entropie qui gagne le dessus. En effet Shakespeare décoche discrètement une de ses flèches contre les press-gangs et les pratiques des capitaines lors du recrutement pour les guerres. Falstaff est le satirique hyperbolique de ce système perpétué par la monarchie qui, démunie de ses droits féodaux rassemble une armée par des méthodes douteuses.

Notes
347.

Voir Iselin, "Spectacle et théâtre", p. 151.

348.

La scène porte ces didascalies: "Then cometh in Glotony wyth a chese and a botell" et le dialogue qui se poursuit entre Glotony, Man et Wrath révèle que la couardise est associée au péché mortel de la gloutonnerie. Le lecteur ne manquera pas de reconnaître des facettes du personnage-Vice Falstaff dans ces propos de Glotony qui déclare son intention d'être spectateur dans le combat physique qui se prépare :

GLOTONY

Nay, by God almyght,

Thereof wyll I none !

I was never wont to that gere.

But I may serve to be a vyteler,

And thereof shall ye have store,

So that I may stand out of daunger

Of gon shot. But I wyll com no nere,

I warn you that byfore.

(2 Nature, v. 778-785)

L'édition utilisée est celle de Alan H. Nelson, éd., The Plays of Henry Medwall , Cambridge: D. S. Brewer, 1980.

349.

Wiles, Shakespeare 's Clown, pp. 116-117.