7. 9 La duplicité

Les mensonges de Falstaff atteignent des proportions hyperboliques lors de son récit de sa défaite à Gadshill. Le miles gloriosus , vantard de la comédie de Plaute , fusionne avec le chevalier décadent de la société élisabéthaine dans une scène qui travestit la notion d'héroïsme : Gadshill éclaire ces aspects sous la lumière contrastante de la couardise que Falstaff transforme à son avantage en "instinct". Lors de cet épisode, Shakespeare visse la focale sur l'artificialité du théâtre. La fausse épée de Falstaff est encadrée en gros plan et ensuite exploitée comme arme pour simuler le deuxième coup mortel au défunt Hotspur dont il craint une "résurrection " inopportune. Le clin d’œil au spectateur paraît nécessaire pour le rassurer sur la nature de l'illusion théâtrale 351 . Sans cette intervention à ce stade de la pièce, le comique friserait le mauvais goût. Une scène analogue marque le point culminant de la pièce Mankind . Le groupe-vices empile ses récits de crimes abominables commis contre le genre humain et pousse Mankind au bord du suicide. Tout le versant dangereux de la comédie du mal s'éclaire à ce moment-là et le récit des crimes blasphématoires accumulés s'attire le rire critique et correctif de la salle. Le tragi-comique de la situation atteint un point où le comique n'est plus drôle, où le sérieux parvient à étouffer ce même comique devenu trop acerbe et poignant.

Lorsque Falstaff emporte le corps de Hotspur sur le dos, Shakespeare réactive le regard spéculatif de son public qui ne pouvait pas manquer de percevoir, grâce à l'effet de "diaphore", un champ d'images superposées sur le palimpseste qu'est l'espace scénique : l'association de Falstaff avec les forces diaboliques des ténèbres est rendue manifeste. Falstaff cache dans les plis de sa bedaine son alliance avec l'antéchrist et, jubilant à la manière des acolytes du Grand Maléfique, s'empare de son trophée pour faire commerce avec le diable en négociant une récompense pour la dépouille d'Hotspur, l'âme héroïque de l'honneur féodal, si lâchement accaparée. Shakespeare pousse la satire jusqu'à ses limites. Le démembrement effectué par le comique distancie le spectateur du protagoniste et éloigne toute possibilité d'empathie. Le masque tombé, le spectateur est déjà préparé au rejet de Falstaff par le roi Henry V à la fin de la deuxième partie d'Henry IV.

Dans son rôle de roi, Henry IV insiste sur son désir de paix, mais cet idéal est tempéré par son comportement et sa politique qui révèlent en lui l'homme ambitieux, lequel, torturé par sa conscience, essaie de protéger son identité en s'employant à la fabrication de masques pour accomplir le paradoxe du roi secret mais plébiscité, "Ne'er seen but wond'rd at" (1 Henry IV , 3. 2. 57). Falstaff élabore son personnage dans un registre comique alors que Henry IV, dans la scène 2 de l'acte 3, compose dans un registre sérieux, et au lieu de donner une leçon sur l'art de gouverner, enseigne l'art de se forger un personnage, l'art de tisser un écran devant sa véritable identité.

Cet art de la dissimulation atteint son apogée sur le champ de bataille de Shrewsbury, lorsque le heaume royal est porté par d'autres personnes que le roi, pour tromper l'ennemi. La cuirasse du roi est démythifiée lorsque Douglas s'acharne sur les oripeaux de la royauté (5. 3. 7-25), et le monarque ne devient plus qu'un habit. Falstaff développe et prolonge cette démythification lorsqu'il dépouille Blunt et Hotspur de leur nobles principes ; l'honneur auquel ils étaient attachés ne devenant plus qu'un mot, du vent, au mieux un simple écusson. Si Hotspur est plus affecté par la perte de ses titres éclatants que par la perte de sa vie, Falstaff tient plus à la vie qu'il sauvegarde en simulant la mort, "the counterfeit of man" (1 Henry IV , 5. 4. 115).

Tout ce qui se rapporte à la royauté, à l'exercice du pouvoir et aux principes chevaleresques est placé sous la lumière trouble du doute et de l'ambiguïté. Les valeurs en honneur à la Cour subissent une interrogation qui déstabilise les anciennes certitudes. Si dans la moralité, la parodie fait la lumière sur la fragilité de Tout-Homme, dans cette "moralité shakespearienne" c'est la fragilité de la monarchie qui subit une mise en perspective grâce aux inversions parodiques du haut et du bas.

Notes
351.

Les acteurs rassurent l'auditoire d'une manière similaire dans A Midsummer Night's Dream lors de la pièce-dans-la-pièce mettant en scène la fable de Pyrame et de Thisbée.