7. 11 Falstaff et le Glouton

Falstaff n'est pas un simple Vice comme Glotony, personnage-allégorie de la pièce Nature de Medwall . Deux facettes du glouton sont révélées à travers les deux parties de Henry IV : celle du glouton festif et régénérateur (dont la panse rebondie est signe de corne d'abondance) et celle qui se rapporte au proverbe in much meat shall be sickness, lequel figure fréquemment dans les ouvrages médicaux et diététiques du seizième siècle 352 . Le corps jouisseur est source de comédie , grâce à ce que l'on peut appeler "l'esprit épaissi" (fat-wittedness) de Falstaff dans 1 Henry IV , mais il subit une altération dans la deuxième partie où l'imagerie associée à l'état du "corps grotesque " s'imbrique encore plus étroitement à celle ayant trait au corps politique défaillant. Le ton s'assombrit, bien que l'esprit falstaffien n'est guère atteint par les maladies qui rongent physiquement le corps de notre protagoniste.

Le thème carnavalesque des gros et des maigres prend rapidement des connotations sexuelles avec l'intensification de la satire en Angleterre après les années 1590. Chair et chère sont intimement mêlées dans la taverne, même lorsque la période de Carême est évoquée. La nourriture prend part à la raillerie qui tourne autour des maladies vénériennes. Un mouvement de régression est effectué entre les deux parties de la pièce lorsque les ramifications grotesques associées à l'alimentation et à la transpiration perdent leur affiliation avec le rire et l'abondance pour s'auréoler d'images connexes à la dégradation physique et à la stérilité. Ce Falstaff qui "lards the lean earth as he walks along" (1 Henry IV , 2. 2. 104) ressemble à une chandelle à moitié consumée, selon le Chief Justice (2 Henry IV , 1. 2. 155). Carême prend le dessus lorsque "sweet beef" est remplacé par "dry toasts", "apple-johns" et "mouldy stewed prunes" (un mets servi dans les maisons closes). Comme le souligne Neil Rhodes 353 , si Shrovetide était une période d'indulgence physique pour certains, pour les prostituées il s’agissait d’une période de mortification. Le combat de Carême (représentatif de la mortification de la chair) et de Carnaval devient une affaire sérieuse, et la dernière joute verbale de la scène 4 de l'acte 5 de la deuxième partie de Henry IV entre les prostituées de la taverne et le sergent, ne ressemble guère à un anodin badinage 354 .

Les allusions à la maladie, à la gloutonnerie et au besoin de purger le corps de ses maux se prolongent dans le monde politique de la pièce où l'imagerie grotesque confond le comique et le sérieux, alternant entre les deux pôles antithétiques de l'esthétique du grotesque , l'exubérant et le macabre. Le corps politique est gonflé avec les maladies provoquées par l'indulgence physique, comme le souligne l'archevêque de York :

‘The commonwealth is sick of their own choice ;
Their over-greedy love hath surfeited.
[…] Thou, beastly feeder, art so full of him
That thou provok'st thyself to cast him up.
So, so, thou common dog, didst thou disgorge
Thy glutton bosom of the royal Richard ;
And now thou wouldst eat thy dead vomit up,
And howl'st to find it.
(2 Henry IV , 1. 3. 87-88 ; 95-100)’

Le vocabulaire politique de 2 Henry IV devient indissociable du vocabulaire comique et témoigne du rôle pivot et orchestral du corps falstaffien. Les thèmes de prodigalité, de réplétion et de purgation convergent vers le "corps grotesque " qui fusionne avec le corps politique : "surfeited", "beastly feeder," glutton bosom", "vomit" font partie du vocabulaire de la taverne comme de la politique. Le topos du combat de Carnaval et Carême est intégré magistralement à la chronique historique : le bannissement (ou doit-on dire l'évacuation ?) de Falstaff devient le sacrifice nécessaire pour la rédemption de l'Angleterre. La prise de conscience de Hal et la réconciliation avec son père sont nécessaires pour racheter la faute de Henry IV. Le paradoxe familier chrétien est incarné de nouveau dans cette pièce qui se termine dans une harmonie providentielle (bien qu'empreinte aussi de justice poétique par le fait que le roi meurt à Jérusalem finalement) : le Divin œuvre pour le bien de Tout-Homme en le mettant face au Mal. Hal fait allusion à ce "vieil homme" qu'il pense avoir rencontré "dans un rêve" (moment liminaire entre la vie et la mort ou moment de révélations comme celui pendant lequel le père d'Enée lui apprit le chemin glorieux à suivre ?) lorsqu'il prononce le bannissement de Falstaff :

‘I have long dreamt of such a kind of man,
So surfeit-swell'd, so old, and so profane ;
(2 Henry IV , 5. 5. 49-50)’

Paradoxalement Falstaff est une sorte de père pour Hal : celui qui lui apprend les vertus dionysiaques du vin et, per contra, le comportement raisonnable à adopter.

Le discours officiel instauré par Hal porte le sceau de la modération ; désormais la nouvelle identité officielle adoptée est caractérisée par la mesure :

‘KING
Make less thy body hence, and more thy grace ;
Leave gourmandizing ;
(2 Henry IV , 5. 5. 52-53)’

Le "corps grotesque " moralisé, le Carnaval ne peut plus fonctionner : Carême reprend ses droits et Rule renverse Misrule . L'épée de la Justice remplace la dague du Vice, qui est chassé du royaume. Babel est renversée : une conversation qui est "wise and modest" (2 Henry IV , 5. 5. 101), comprise de tous, est la langue universelle à adopter.

Notes
352.

Analogie soulignée par Neil Rhodes dans Elizabethan Grotesque, p.115.

353.

Rhodes, Elizabethan Grotesque, p. 117.

354.

Des expéditions punitives à l'encontre des maisons closes et des théâtres furent organisées pendant les fêtes de Shrove Tuesday par les apprentis des diverse confréries, leur permettant de libérer leur agressivité et de "partir en croisade contre le vice et les lieux où il était censé sévir." Voir Laroque, Shakespeare et la fête, p. 104. Le caractère expiatoire de cette tradition étoffe la proxémique de la scène (2. Henry IV, 5. 4.) et nous suggère que les prostituées deviennent les pénitents substituts de Falstaff .