8. 2 Falstaff et le double jeu

Ce qui différencie Falstaff des personnages comme Cacurgus ou Ambidexter (de la pièce de Preston) est la profondeur de son ambiguïté : Falstaff est à la fois séparé et lié à la chronique de la rébellion aristocratique. Son corps est omniprésent dans l'imagerie qui définit non seulement la vie de la taverne mais aussi celle de la cour et du royaume en crise. Cette présence diffuse et protéiformeest caractéristique du personnage Vice du théâtre anglais de l'automne du Moyen Age ; mais les touches de "réalisme" dont Falstaff est doué le fait transcender la convention. Bien que Falstaff soit en partie ce que Manfred Pfister dénommerait ‘"a transpsychologically conceived figure […] whose level of self-awareness transcends the level of what is psychologically plausible…"’ 358 , il n'est pas conçu pour une scène à perspective centrale prédéterminée par le dramaturge, comme celle de maintes moralités à teneur didactique dont les personnages-allégories proposent au spectateur une interprétation d'eux-mêmes qui s'accorde avec le schéma évaluatif déterminé d'entrée par le prologue et réitéré par l'épilogue. Misogonus est dotée d'une perspective centrale : lorsque le prologue fait l'éloge des vertus du poète ainsi que de la leçon didactique à tirer de la parabole du fils prodigue, (qui est brièvement esquissée, sans trop morigéner le spectateur), le dramaturge impose sa perspective à l’auditoire. Dans ce type de pièce à perspective centrale ("a-perspectival structure" dans les termes de M. Pfister),

‘The figure perspectives and the authorially intended reception perspective (thus) largely coincided. This was particularly true of the personifications of vice who were capable of articulating an objective definition of their depravity and integrating it into the play's structure of value judgements as an affront to virtue. Contrary to all the laws of psychological plausibility and tactical reason, they even went so far as to warn the audience against the vices they represent 359 .’

Cacurgus ne laisse aucun doute sur le paysage moral qui l'auréole : dans son premier monologue il met le spectateur en garde :

‘You may perceive what I am, so much I do laugh.
A fool, you know, can keep no measure.
[…]
"A fool ?" quoth you . "Nay he is no fool.
Did you not see what pity he did take ?
He is able to set your doctors to school."

(Misogonus , 1. 1. 234-235 ; 238-240)’

Cacurgus fait son auto-critique en jouant ce dialogue solitaire et informe le spectateur de sa motivation théâtrale principale, l'activité ludique : "No small point of wisdom for me such gear to make." (1. 1. 241). Il s'emploie à faire du mal pour deux raisons distinctes : la première est de duper son vieux maître Philogonus et la seconde de profiter d'une promotion sociale que lui promet Misogonus :

‘Ho, Cacurgus ! I'll perform thee my promise.
Tell me the way and make thyself priest.
And, of my honesty, thou'st have my best benefice
And ever hereafter in my favor be highest.

(Misogonus , 1. 1. 373-376)’

Le "Tell me the way" de Misogonus est une requête adressée à Cacurgus afin de se venger d'Eupalus qui, selon les propos mensongers de Cacurgus, aurait conseillé à Philogonus de donner une correction à son fils. Cacurgus parvient à renverser la relation serviteur-maître qui s'instaure entre lui-même et Misogonus, lequel est désormais demandeur d'aide auprès de Cacurgus. Ainsi, dans la tradition de la Moralité religieuse, Cacurgus apparaît comme une puissance extérieure exerçant un pouvoir objectif sur l'homme, comme l'image corporelle d'une entité ou idée invisible, mais réelle – une essence déguisée en existence humaine. Les personnages qui représentent le père, l'ami du père, le fils prodigue et le fils vertueux sont plutôt des types (dans le sens littéraire de personnages moyens, peu individualisés, mais réels) ; ils sont des fictions pseudo-individuelles représentatives, dans cette pièce, d'un groupe biblique et sociologique 360 . Malgré les noms grecs de certains personnages, et le cadre visiblement italien de la mise en scène, les allusions à Londres et à l'histoire de l'Angleterre prouvent que l'auteur ne se soucie pas de conserver l'illusion dramatique. Les relations et actions entre les puissances du mal et l'homme dans Misogonus, comme dans de nombreuses pièces morales, révèlent un dynamisme universel dont les moteurs sont le libre arbitre de l'homme et l'influence active exercée par les puissances extra humaines. La vraisemblance psychologique est largement ignorée, et les personnages s'écartent notablement des protagonistes d'une tragédie ou d'une comédie sans parenté allégorique. Pour s'en faire une idée il suffit de rappeler le fait que ces personnages sont, ou très bons, ou très mauvais 361 , passant d'un état à l'autre par des chutes et des conversions subites 362 .

Falstaff ne réussit pas à dominer Hal à ce point. Hal joue un double jeu et ne s'adonne pas de plein gré aux machinations concoctées par Falstaff. Il garde ses distances et adopte à la perfection la persona du prince prodigue jusqu'au moment propice de la levée du masque. Le prince prodigue apprend une véritable leçon au contact du Londres malfamé élisabéthain. Falstaff est trompé par le prince, mais l'inverse ne se produit pas. Cacurgus est un trompeur trompé par tout son entourage et l'ironie du sort fait qu'il ne peut plus tromper dans sa tromperie ! Ayant dévoilé ses "properties" dans la première scène de l'acte 1, il ne peut espérer trouver un nouveau maître par l'annonce de ces mêmes "properties" qu'il essaie de mettre en valeur dans la scène 2 de l'acte 4 ! – ‘"And you knew my properties, somebody would ha' me, I'm sure !" ’(4. 2. 18).

Ce personnage Cacurgus incarne davantage les caractéristiques du personnage-Vice que ceux du "natural fool". Son costume de scène, bigarré et garni d'oreilles d'âne, est clairement celui du fou traditionnel de la festivité folklorique ; il incarne tout un patrimoine culturel étant le point de convergence de deux conventions théâtrales. Grand fauteur de troubles 363 , il représente tous les péchés au service de Misogonus , et en qualité de "natural fool" s'emploie surtout à subvertir la sagesse populaire contenue dans le dicton cité par Philogonus, Children and fools cannot lie et à démontrer que les proverbes s'accommodent de "vérités" contradictoires. Les vérités cachées que Philogonus pense saisir à travers ses bribes de conversation ne sont qu'autant de flèches décochées pour provoquer l'aliénation de Misogonus, fils prodigue et rebelle.

Nous pouvons observer la présence d'une relation triangulaire similaire entre Falstaff , Hal et le Roi. Mais la fonction de messager n'est point jouée par Falstaff lui-même ; elle est assurée par les rumeurs qui l'entourent et par l'agencement des scènes qui crée un va-et-vient entre la cour et la taverne. Falstaff concentre en lui seul un faisceau de signes qui met en relief ou en opposition différentes facettes de ces deux autres personnages principaux, comme nous nous sommes efforcés de le démontrer tout au long de ce chapitre.

Notes
358.

Manfred Pfister, The Theory and Analysis of Drama, tradruit par John Halliday, Cambridge: Cambridge University Press, 1988, p. 182.

359.

Pfister, The Theory, p. 66.

360.

Voir la liste des noms grecs avec leur signification donnée par R. Warwick Bond, éd., Early Plays from the Italian, Oxford: Clarendon Press, 1911, p. 303 : "Philogonus (child-lover), Eupalus (good neighbour), Cacurgus (mischief-maker), Misogonus (properly child-hater, but meant as parent-hater or bad son), Orgalus (passionate), Oenophilus (fond of wine), Liturgus (good for service), Eugonus (meant for "good son")." Les personnages rustiques portent des noms anglais : Alison, Custer, Madge, Isbell.

361.

Cacurgus est dépourvu de bonté envers les autres et ne cesse pas de tromper son entourage, jusqu'à sa toute dernière intervention.

362.

Misogonus décide brusquement de se faire pardonner par son père ; il s'étonne lui-même de son revirement : "Who would e'er have thought that my courage so soon should have been abated. "Son discours devient une exhortation aux jeunes nobles de bien se conduire dans la vie : Oh, all ye youthful race of gentle blood, take heed by this my fall.

Take heed of ill company. Fly cards, and dice, and pleasures bestial.

[…]

Children, obey your parents with due reverence and fear.

Care not for vain pastimes, for they be but momentary.

Scholars, your masters' good lessons often read and hear.

Beside Godliness and learning, all things in this world are but transitory.

(Misogonus , 4. 3. 34-40)

363.

Il est à remarquer que Cacurgus n'agit point comme le serviteur–type de la comédie latine qui œuvre toujours en faveur de son jeune maître contre le senex. Cacurgus sème la confusion dans les deux camps, selon le jeu conventionnel du Vice :

I can anger them all and but turn't to a scoff.

Ye'st see a hurricamp straightway. I'll set all at a jar.

(Misogonus , 2. 2. 294-295)