8. 3 Degré de réalité des personnages Falstaff et Cacurgus

L'ambiguïté de Falstaff est plus profonde que celle de l'ambidextre Cacurgus. Si la duplicité de Cacurgus est rendue explicite par la façon dont la matière narrative est structurée autour de son dédoublement, celle de Falstaff est plus subtilement évoquée par les ramifications que le "corps grotesque " manifeste en s'imbriquant partout dans la fable. Si nous sondions l'épaisseur de ce personnage, les images du scanner révéleraient plusieurs niveaux de réalité, allant du général au particulier. Le tableau faisant apparaître les degrés de réalité du personnage qui figure dans le Dictionnaire du théâtre de P. Pavis sous l'entrée "Personnage : 2. La dialectique entre personnage et action" 364 nous permet d'apposer à chacune des catégories établies un attribut constitutif des traits du personnage Falstaff.

Degrés de réalité du personnage

Particulier :
Individu Falstaff
Caractère Le prédateur
Humeur Falstaff (entrée de Pavis retenue)
Acteur Le joyeux compère
Rôle Le tentateur
Type Le menteur
Condition Le chevalier décadent
Stéréotype Le miles gloriosus
Allégorie L'iniquité
Archétype Le principe de plaisir
Général :  
  Actant Recherche d'un profit

Pour Cacurgus on ne garderait que les niveaux de réalité comme suit :

Particulier :    
  Rôle Le messager
  Condition Le serviteur fourbe
  Allégorie La luxure, la paresse
  Archétype Le principe du plaisir
Général :    
  Actant Recherche du désordre

Ces tableaux permettent de mesurer l'écart important qui préside à la théâtralisation de ces deux personnages : Falstaff est un personnage beaucoup plus "rond" sous tous les points de vue ! Le terme "universalized type", fréquent dans la critique de langue anglaise, nous semble le terme approprié, par son adjectif qualificatif, à rendre justice au genre de personnage qu'est Cacurgus, orchestrateur de l'ensemble du jeu dans la pièce Misogonus . A son apogée, le personnage-Vice n'est ni un individu, ni un type, ni une allégorie mais un "être humain universalisé" 365 qui garde une réalité ontologique supérieure à celle des individus. Lorsque Hal identifie Falstaff, à plusieurs reprises, au personnage-Vice, il entretient avec le spectateur une forme de dialogisme qui met en relief une facette conventionnelle de la pièce de Shakespeare et réactive certaines attentes traditionnelles chez le spectateur. Le tout est empreint d'allégorisme, dont la définition de W. Helmich dans le cadre de la "moralité", à notre avis, cible bien les procédés :

‘[…] la mise en relief des possibilités extrêmes de l'humanité, une peinture des personnages qui ne procède pas par nuances, mais par contrastes, la stricte nécessité logique et morale des événements dramatiques et la polyvalence essentielle de l'action qui se prête à plusieurs modes d'interprétation. 366

Le courant de platonisme général a fortement éclairé cette facette allégorique des conventions dramaturgiques exploitées dans le "théâtre du Vice" . Certes des éléments néoplatoniciens et chrétiens se sont superposés avant d'imprégner la pensée médiévale, mais la vulgarisation des écrits de saint Augustin, de Denys l'Aréopagite et d'autres encore, a dévoilé que les termes généraux, en tant qu'essences, ont une réalité ontologique supérieure à celle des choses et des individus.

Dans la théâtralisation de Falstaff une facette mimétique s'ajoute à la conception allégorique. La théorie mimétique d'Aristote puise dans la réalité visible ayant la fonction de reproduire, par des images ressemblantes, la réalité des choses considérée comme la seule réalité véritable. La conception allégorique par contre s'appuie sur des éléments destinés à évoquer, à l'aide d'images fictives, la réalité suprême des entités. Nous pouvons citer parmi les composantes qui n'ont pas leur place dans le théâtre allégorique : la vraisemblance de la psychologie des personnages, la notion de caractères moyens, l'historicité de l'action, la contingence des événements dramatiques provoquant la sensation de tension, les bienséances et les trois unités propres au théâtre classique. Les conventions de ces deux formes d'esthétique dramatique s'imbriquent inextricablement dans l'œuvre falstaffienne.

Falstaff représente plus qu'un individu et plus qu'un type, comme le tableau précité le démontre. Ce corps est considéré grotesque , surtout par Hal, et cet aspect monstrueux et inquiétant que peut avoir le grotesque est probablement ce qui sous-tend son désir de l'expulser. La voix falstaffienne est mensongère et représente une force hostile qui cherche à envahir de l'extérieur : elle doit être chassée de l'édifice officiel, comme ces gargouilles et autres figures grotesques qui sont reléguées aux façades extérieures des bâtisses sacrées. Néanmoins cette voix véhicule aussi une critique salutaire de la guerre et de la politique actuelle. Il est vicieux, mais ses vices servent de leçon aux autres. L'essentiel du message transmis par la plupart des dramaturges des moralités est présent ici : l'homme doit accepter et reconnaître sa double nature. Le monde des hauts personnages est confronté à un monde grotesque afin de créer une prise de conscience de l'imperfection et de l'attitude qui conduit à la vigilance et à la mesure.

Cacurgus est un personnage beaucoup plus mécanique, l'agent d'une démonstration en quelque sorte. Sa "réalité" ne se pose en des termes qui reposent sur des critères de la vérité scientifique, mais plutôt en termes de fonctions ou d'actions, d'interactions possibles et de discours. Cacurgus pourrait être pris pour un motif ou une impulsion dans le cœur de l'homme. Le degré faiblement mimétique d'un tel personnage a moins d'intérêt que le débat suscité qui touche non seulement les protagonistes du jeu mais aussi les spectateurs. Cacurgus pourrait s'attirer l'admiration de la salle pour sa performance en tant qu'acteur consommé, mais aucunement en qualité de personnage touchant les cœurs des spectateurs à travers plusieurs siècles. Peut être pourrait-on conclure ce bref survol en citant un extrait de l’introduction de A.R. Humphreys de l'édition Arden de 1 Henry IV :

‘Falstaff as a whole is far greater than the sum of his parts ; this Vice-Parasite-Fool-Miles-Gloriosus-Corrupt-Soldier is inspired by such humorous virtuosity as immeasurably to transcend such components. His whole nature is unified of paradoxical opposites, so that a man no more knows where to have him than he himself knew where to have the Hostess (3. 3. 126-7). 367
Notes
364.

P. Pavis, Dictionnaire, p. 249.

365.

Vocable choisi par Paul Zumthor, cité par Werner Helmich, "La moralité : genre dramatique à redécouvrir", Le théâtre au moyen age, p. 235, note 68.

366.

W. Helmich, "La moralité", p. 222.

367.

1 Henry IV , édition d'A. R. Humphreys, The Arden Shakespeare , London: Methuen, 1974, p. xliii.