8.4 Folly et Sapience : nouveaux actants pédagogiques dans le jeu du Vice

Non seulement nous voyons le Vice fusionner avec le bouffon dans le personnage de Falstaff , mais aussi nous discernons un glissement de sens associé aux allégories-personnages qui "doublent" les protagonistes principaux des pièces de la fin du XVIe siècle basées encore sur le schéma de la moralité. Le personnage-Vice peut incarner la folie et son antagoniste se montre vertueux en exhibant son aptitude à manier l'esprit afin de ne pas en être la victime. David Wiles différencie le rôle du Vice de celui du premier clown (entendre bouffon) de théâtre, Richard Tarlton, de la manière suivante :

‘While the Vice exists in a moral/philosophical dimension, the clown exists in a social dimension. While the Vice represents a negative pole in relation to virtue and wisdom, the clown is a negative pole in relation to urbanity and status. [...]
[...]There was less concern with original sin, more with the innate character of gentility, and with the power of education to change the man. 368 ’ ‘’

Ce changement apparaît déjà dans des interludes comme The Longer Thou Livest The More Fool Thou Art (1559, W. Wager) où folly et sapience sont les termes forts sur lesquels le prologue met l'accent, les présentant comme les principaux actants du jeu :

‘THE PROLOGUE
By him [Moros] we shall declare the unthrifty abuse
Of such as had lever to folly and idleness fall
Than to harken to sapience when he doth call,
Their process, how their whole life they do spend,
And what shame they come to at the last end.
Wherefore this our matter we entitle and name :
The longer thou livest, the more fool thou art.
(v. 52-58)’

Cet interlude présage par certains aspects la perspective qu'affectionne Shakespeare pour la présentation du conflit psychologique et idéologique de la fable bâtie sur l'éducation du prince héritier Hal. Nous y retrouvons le motif du jeune homme à la recherche de la connaissance et dont le long cheminement est semé d'embûches : les tentations de la chair, le manque de discipline et de patience. Sa dialectique repose sur les pôles opposés "science" et "sapience", "folly" et "wisdom". Dans The Longer la folie doit être purgée et l'esprit qui se substitue à la vertu doit être déployé aux fins de chasser la folie lorsqu'elle colporte l'insolence malicieuse. Discipline expose en deux vers l'intention du dramaturge Wager :

‘You that have the wit to mock and to scorn
What wit you have to wisdom I will see.
(v. 335-336)’

La folie porte en elle des qualités pédagogiques pour les jeunes ; cette idée est exprimée par le personnage Fortune :

[...] Fortune can exalt fools

Who shall nurture men of wit and reason

And make them glad to learn their schools.

(v. 119-1121)

Scire et sapere sont les deux principes à intégrer :

DISCIPLINE

Among all, there be two principal,

That be Scire and Sapere alway,

To have cunning and wisdom withal.

(v. 1935-1937)

God's Judgement résume la leçon enseignée par la démonstration théâtrale après la sortie de Moros qui est conduit aux enfers à califourchon sur le dos du personnage nommé Confusion :

GOD'S JUDGEMENT

We do not only them fools call here

Which have not the perfect use of reason,

Innocents whereof be many far and near

In whom discretion is geason,

But those are the greatest fools properly

Which disdain to learn sapience

To speak, to do, to work all things orderly

And as God hath given intelligence ;

But contrary to nature and God's will

They stop their eyes through wilful ignorance,

They seek to slay, to prison, to poll, to pill

Only for their own furtherance.

(v. 1871-1882)

La pièce met en avant la nécessité d'enseigner aux jeunes l'importance du discernement dans l'acquisition des connaissances : user à bon escient du savoir que l'on acquiert est une leçon fondamentale pour bien s'orienter dans la vie. Cet interlude rejoint 1 & 2 Henry IV en ce que ces deux pièces sont destinées à l'éducation de futurs dignitaires investis d'un rôle public 369 . Dans cette dernière il est suggéré que l'école de la place publique (représentative de la dialectique du Multiple) est meilleure que celle de la culture monologiste de la cour(représentative de l'Un) pour un jeune prince doté des qualités évoquées par les personnages-Vertus de la pièce de Wager. Lorsque Hal réitère les Proverbes (1, 20) en s'écriant"[…]wisdom cries out in the streets …" (1 Henry IV , 1. 2. 86) il semble confirmer notre prémisse. D'autre part, nous reconnaîtrons aisément le trait de caractère "wilful ignorance" fustigé par God's Judgement comme celui qui rend Falstaff si imperméable aux lumières de la conscience.

A travers la folie de Falstaff et de Moros nos deux auteurs semblent exprimer à la fois l'éloignement des impératifs chrétiens et leur rôle encore décisif dans la deuxième moitié du XVI siècle. L'on pressent dans l'une et l'autre la relation entre l'univers de la pièce et certains problèmes politiques et spirituels qui se posaient à l'époque élisabéthaine : en effet, on est tiraillé d'une part entre les actes et les lois constitutifs du gouvernement de la Cité, et d'autre part entre les prescriptions chrétiennes régisseurs des âmes. Falstaff apparaît comme l'illustration du vers de Salomon que cite Exercitation dans son exhortation au bon usage de Scire et Sapere à la fin de The Longer :

Ut furiosus habens gladium, sic doctus iniquus.

[…]

A wicked man having learning and cunning

Is like one whose wits are running,

I mean a mad man having a sword in his hand.

(v. 1938-1946)

Discipline renforce notre impression de la présence dans la pièce de Wager d'un tiraillement entre devoirs spirituel et civique :

To praise the good order 370 now set is our intent,

And to further the glory of God's holy name.

(v. 1969-1970)

La psychomachie entre le Bien et le Mal se transforme, dans la pièce de Shakespeare et dans cette moralité tardive de W. Wager, en ce que Richard Marienstras appelle, en isolant le thème central de Julius Caesar,

[…] le conflit classique entre une Histoire universelle et providentielle, et une Histoire soumise à la contingence, à des nécessités purement politiques ou sociales ; c'est le conflit entre la virtù machiavélienne et la vertu du prince chrétien, entre la capacité d'agir en connaissant les hommes et le monde, et – parfois – le besoin d'agir en se connaissant soi-même. 371

Falstaff contraste avec Hal par le fait qu'il n'acquiert pas un esprit d'humanisme civique qui "suppose que le développement et l'épanouissement de l'individu n'est possible que lorsque l'individu agit en tant que citoyen" 372 . Son comportement de prédateur pendant la guerre révèle d'autre part un esprit machiavélique qui projette de mettre à profit sa goutte ou sa vérole pour légitimer une pension de guerre : ses maladies ne lui servent aucunement de memento mori :

FALSTAFF

A pox of this gout ! – or a gout of this pox ! for the one or the

other plays the rogue with my great toe. 'Tis no matter if I do

halt ; I have the wars for my colour, and my pension shall

seem the more reasonable. A good wit will make use of anything

I will turn diseases to commodity. Exit

(2 Henry IV , 1. 2. 223-227)

Hal se retourne contre Falstaff dans la dernière scène de l'acte 5 de 2 Henry IV d'une manière semblable à celle du personnage nommé God's Judgement qui réprouve sévèrement le comportement de l'impénitent Moros (v. 1871-1882). Hal parle en qualité de représentant et d'incarnation de la loi et de la justice lorsqu'il adresse ces paroles, aux résonances homilétiques, à Falstaff :

KING HARRY

[…] Fall to thy prayers.

How ill white hairs becomes a fool and jester !

So surfeit-swelled, so old, and so profane ;

[…]

Leave gourmandizing ; know the grave doth gape

For thee thrice wider than for other men.

Reply not to me with a fool-born jest.

(2 Henry IV , 5. 5. 45-46 ; 48 ; 51-53)

The Longer, avec le sort tragique que subit le protagoniste principal, montre comment le centre d'intérêt est déplacé d'un protagoniste représentatif de Tout-Homme à un personnage représentatif du particulier, de l'individualisme. Bernard Spivack voit en ce déplacement le début de la fission entre le comique et le tragique :

Tragedy, inhibited by the universality of the early moralities, in which it is nonetheless thematic and potential, steps onto the stage as soon as it is allowed to do so by this gradual displacement of the general by the particular, of the One by the Many, which is perhaps the most conspicuous feature in the evolution of the morality drama, as well as the main clue to its disintegration. 373

La fin réservée à Falstaff , préparée par la pièce dans la pièce de la taverne (1 Henry IV , 2. 4) n'est pas dénuée d'accents tragiques ; étant donné que l'éthique de la bonne mesure adoptée par Hal-King Henry V s'est élaborée aux contacts du "corps grotesque ", et cela dans le monde de la deuxième tétralogie où s'affirme une conception plus sécularisée de l'existence sociale désormais prête à trouver des accommodements avec le ciel, son exil laisse espérer un retour triomphal.

Notes
368.

David Wiles, Shakespeare 's Clown, p. 23.

369.

The Longer porte cette déclaration sur la première page : "A very mery and Pythie Commedie, called The longer thou liuest, the more foole thou art. A Myrour very necessarie for youth, and specially for such as are like to come to dignitie and promotion :"

Voir William Wager, The Longer Thou Livest , éd. Mark Benbow, London: Edward Arnold, 1968, ix.

370.

Référence à l'ordre maintenu par la reine Elisabeth.

371.

Richard Marienstras, Le proche et le lointain, Paris: Les Editions de Minuit, 1981, pp. 106-107.

372.

Voir J. G. A. Pocock, Politics, Language and Time : Essays on Political Thought and History, New York: 1971, cité par R. Marienstras, Le proche, p. 106, note 60.

373.

Spivack , Shakespeare , p. 250.