9. Le langage carnavalesque : parodie satirique

Introduction

Lorsque Henry V conseille à Falstaff de tempérer son discours, il réitère le topos de la mesure cher aux humanistes de la Renaissance, mesure qui naît de la domination des passions et de la conscience éclairée par la foi, ce pouvoir de jugement pratique de l'homme qui doit toujours être soumis au projet du Divin. C'est en partie la voix de la conscience qui agit comme un filet de sauvetage dans les pièces à tonalité tragi-comique. A l'appel de la conscience le protagoniste change d'allégeance et se tourne vers Dieu, échappant ainsi à une fin tragique : à mainte fois nous avons été témoin de ce dénouement dans le théâtre Tudor où préside la comédie du mal, hypertexte allégorique et parodique qui laisse aisément voir au destinataire son hypotexte sous son costume de théâtre, bien que ce déshabillage ne soit pas toujours possible, lorsque l'hypertexte sacrifie trop au goût du jour.

Le Vice opère essentiellement une confusion entre les deux pôles opposés que la tradition religieuse avait pris soin de distinguer et argue de la nécessité pour ses victimes de vivre dans le monde et d'embrasser les valeurs mondaines. Par une perversion du discours officiel ce personnage rend une place importante au réalisme et au monde dans le texte théâtral 374 . Il agit souvent comme un index faisant apparaître la polysémie inhérente au langage en action, ce que M. Bakhtine appelle "hétéroglossie", repérée dans sa poétique par les notions de "dialogisme " et de "carnaval". Les détournements qu'opère le Vice relèvent en grande partie des procédés parodiques, contre-chants venant en regard du chant principal, sortes de dédoublements de la conscience qui cherche les limites, les côtés comiques du discours. La parodie , comme bien d'autres pratiques intertextuelles, travaille en profondeur notre culture. Au Moyen Age et à la Renaissance, c'est toute une culture populaire et cléricale qui se développe autour de la parodie des cérémonies et des textes religieux lors de certaines fêtes comme Carnaval ou la tradition festive du "Boy Bishop", ou encore les réjouissances de Noël placées sous l'autorité bouffonne d'un "Lord of Misrule " à la cour et chez les grands personnages du royaume ainsi que chez les étudiants de Londres, d'Oxford et de Cambridge 375 . Analogues à la Fête des Fous célébrée par le bas clergé dans les pays d'Europe continentale, ces fêtes sont imprégnées de l'esprit parodique, du goût du scatologique et de l'obscène et du droit à la liberté de parole, lorsque cette dernière s'exprime à travers des propos décousus qui symbolisent le dérangement mental lié à la folie.

La parodie ne s'arroge pas forcément une autorité supérieure à celle de sa cible, et n'est pas nécessairement une pratique dénigrante et arrogante, mais sa puissance d'opposition et de négation est indéniable. Les moyens mis en œuvre sont souvent variés : l'exagération (dans la stylisation) et la réflexivité, l'inversion et la négation, l'adaptation par le biais de la recontextualisation et l'anachronisme. Une communication de type intertextuel parodique ne peut réussir que si elle s'adresse à un destinataire suffisamment cultivé et doué de mémoire pour percevoir les textes cachés sous le texte-palimpseste , suffisamment sensible au comique, au ludique et au satirique que véhicule la parodie. Nous estimons que le personnage Vice du théâtre Tudor avait bien habitué ses spectateurs-auditeurs à identifier ses "hypotextes" 376 et signaux destinés à orienter sa réception. Shakespeare exploite habilement l'horizon d'attente du spectateur élisabéthain habitué aux conventions du théâtre populaire. La logique de la dérision fait partie intégrante de la vision tragi-comique carnavalesque dans 1 & 2 Henry IV où le grotesque , le bouffon et le burlesque s'opposent au style classique et héroïque pour conduire le spectateur par des voies mystérieuses (mais conventionnelles) à un déchiffrement des lois de l'univers, à la découverte du vrai par l'entremise de la parodie et du bon usage de la folie, ce masque de la sagesse.

Notes
374.

Ce terme est à comprendre dans toute son épaisseur, renfermant le dialogue et les didascalies. Voir à ce sujet l'analyse d'Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre, Paris: Editions Sociales, 1978, dans le chapitre intitulé "Texte-Représentation", pp. 13-57.

375.

Voir à ce sujet F. Laroque, Shakespeare et la Fête, pp. 35-78.

376.

Terminologie genettienne : l'"hypertextualité", notion équivalente à "intertextualité", le nom sous lequel Julia Kristeva répandit en France le dialogisme bakhtinien, est définie comme la relation qui réunit un texte B ("hypertexte ") à un texte antérieur A ("hypotexte ") "sur lequel il se greffe d'une manière qui n'est pas celle de commentaire". Voir l'essai de Gérard Genette Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris: Editions du Seuil, 1982, p. 13.