9. 1 Mankind et le langage carnavalesque

Si nous prenons comme référence notre première illustration Mankind 377 , à l'aube de la période qui nous intéresse, c'est parce que nous relevons à diverses reprises la présence d'un hypotexte , en langue latine, travesti dans une langue plus proche et familière par les vices qui ont fait subir à la langue pratiquée par les ecclésiastiques de profondes transformations, considérée par les littéraires comme la seule langue digne de véhiculer la pensée des érudits. Mankind est émaillée du langage carnavalesque qui est celui de la place publique et du marché (lieux consacrés à la manifestation ludique, espaces ouverts et considérés comme étant potentiellement sous l'emprise du Malin). Ce langage est mis au premier plan lors du carnaval et l'emporte sur le discours officiel des savants de l'Eglise et de l'Université. Il véhicule une culture transgressive, où le diable rivalise avec le Divin, où l'opposition traditionnelle spirituelle/charnelle est inversée, et où d'autres oppositions habituelles viennent complémenter celle-ci : les antithèses sérieux/comique, sage/fou, fermé/ouvert, fini/infini, intérieur/extérieur, immobile/mobile, vérité officielle/vérité extra-officielle, ordre/désordre, haut/bas. La perception carnavalesque du monde, imprégnée de rites comiques datant de milliers d'années (dont les saturnales ), permettait aux individus que tout séparait dans la vie journalière de jouir d'une forme de contact libre et familière. Tous étaient considérés comme égaux pendant la période du carnaval et cet affranchissement temporaire de la vérité dominante et du régime en place avec ses rapports hiérarchiques, ses privilèges, ses règles et ses tabous était communément admis. Bakhtine fait ressortir la nature complexe de la perception carnavalesque du peuple :

‘[...] toutes les formes et tous les symboles de la langue carnavalesque sont imprégnés du lyrisme de l'alternance et du renouveau, de la conscience de la joyeuse relativité des vérités et autorités au pouvoir. Elle est marquée, notamment, par la logique originale des choses “à l'envers”, “au contraire”, des permutations constantes du haut et du bas (“la roue”), de la face et du derrière, par les formes les plus diverses de parodies et de travestissements, rabaissements, profanations, couronnements et détrônements bouffons. 378

Lorsque New Guise, Now-a-Days et Nought font une collecte auprès des spectateurs pour attirer Titivillus, le parler du bonimenteur est adopté pour faire apparaître "a man with a head that is of great omnipotence –" (460). L'inversion vérité officielle/vérité extra-officielle est rendue plus explicite lorsque Titivillus se présente : "Ego sum dominantium dominus" (I am Lord of Lords) et lorsqu'il dispense ses "bénédictions" sataniques 379 :

‘Go your way – a devil way – go your way, all !
I bless you with my left hand : foul you befall
(Mankind,  v. 521-523)

Ce qui a été désigné comme la "disconvenance" 380 parodique entre le style et le sujet est exploitée à profusion par l'auteur de Mankind , à la manière de ces artistes qui remplirent les marges des textes sacrés d'illustrations profanes et souvent obscènes – les plaisanteries de sacristie, on nous le ferait croire, perpétuent la foi en moquant la liturgie. Le personnage du groupe vices de la pièce, Now-a-Days, attribue des pratiques scabreuses au dévot, Mercy :

‘Go and do that longeth to thine office :
Osculare fundamentum 381 !
(Mankind , v. 140-141)’

La fonction ludique du latin macaronique se nuance d'une connotation satirique ; la cocasserie du rapport entre les habitudes pieuses de ce personnage et la variante farceuse évoquée fait rire tout en communiquant un commentaire critique qui tourne en dérision la spiritualité illustrée par Mercy dans la pièce. Thèmes et valeurs officiels sont opposés par leurs équivalents extra-officiels. Deux formes d'expression antithétiques sont les vecteurs de deux codes culturels opposés. Nous remarquons la présence de l'obscène, thématique et linguistique, dans les répliques du groupe des vices : cette constante du "théâtre du Vice" véhicule une ambivalence qui n'est pas dénuée de son importance. Si nous consultons la recherche effectuée par Maria Corti sur les dialogues entre le roi Salomon et Marcolph , nous pourrons mieux appréhender les articulations du mode de pensée du Moyen Age finissant et tenir compte de la polysémie dont même le scatologique est doué. L'illustration que nous avons sélectionnée du Dialogus Salomonis et Marcolphi, emblématise notre antithèse entre le sacré et le profane, et nous renseigne davantage sur la signification de la grimace obscène dont sont parsemées les pièces de la période qui nous a occupée jusqu'ici. Dans ce dialogus, ou disputatio qui appartient aussi au genre littéraire de l'exempla dans sa deuxième partie, deux figures profondément connotées s’opposent ; il s'agit de Salomon, le rex, et de Marcolph, le vilain, rusticus et turpis, et d’un texte où l'exposition des contraires est bâtie sur des proverbes du sage Salomon que Marcolph s'amuse à contrecarrer en leur opposant des inversions savamment calculées. La fonction du texte, selon Corti, est de démystifier les auctoritates d'une culture passéiste qui voudrait ignorer le mouvement en avant dans l'espace réel et dans le temps historique. Dans l'échange que nous citons, une polysémie élaborée est mise dans la bouche de Marcolph :

‘19a S : Learning and wisdom must dwell in the mouths of the wise.
b M : An ass must always be in the harvest. Where he grazes, he brings new life ; where he eats one plant, forty grow again ; where he shits, there he fertilizes ; where he pisses, there he irrigates ; where he wallows about, there he breaks up the clods. 382

Comme le précise M. Corti, l'âne évoqué dans l'extrait cité est à la fois le vilain et le symbole de la résurrection et de la régénération, représentatif donc de la force vitale des laboratores. Marcolph représenterait ces intellectuels qui voyaient la nécessité de remettre en question le modèle d'une culture dominante et officielle. Corti voit la propension pour la coprolalie comme le reflet du caractère transgressif d'une culture qui veut afficher ses différences en même temps qu'elle se sépare d'un modèle culturel d'un niveau plus élevé. Cette transgression passe souvent par la profanation.

Notes
377.

Rappel de l'édition utilisée : Mankind , (c. 1470), éd. Glynne Wickham , London: J. M. Dent, 1976.

378.

Bakhtine , Rabelais, p. 19.

379.

Une bénédiction dispensée par la main gauche est en vérité une malédiction.

380.

Terme emprunté à Charles Perrault et réemployé par Gérard Genette pour définir le processus de travestissement d'un texte : "[…] le travestissement ne fonctionne pas seulement comme n'importe quel divertissement trans-stylistique fondé sur ce que Charles Perrault appelait la "disconvenance" entre style et sujet, mais aussi comme un exercice de traduction (on dirait, en termes scolaires mais plus précis, de version) : il s'agit de transcrire un texte de sa lointaine langue d'origine dans une langue plus proche, plus familière, dans tous les sens de ce mot. Le travestissement est le contraire d'une distanciation : il naturalise et assimile, au sens (métaphoriquement) juridique de ces termes, le texte parodié. Il l'actualise." Genette, Palimpsestes, p. 83.

381.

Traduction de G. Wickham : "Kiss his arse !"

382.

Texte cité par Maria Corti, "Models and Anti-models", p. 360.