9. 3 Falstaff et la logique de la dérision

La parodie satirique anti-cléricale de Shakespeare est beaucoup plus subtile. Pour débiter sa matière comique dans les deux parties de Henry IV Shakespeare fait entrer momentanément Falstaff dans un cadre de sermonnaire puritain. La parodie s'organise autour du contenu et des procédés rhétoriques du sermon (procédé employé dans les moralités aussi). Le style vertueux de l'hypotexte est très habilement pastiché par Falstaff et, une fois démystifié à l'aide du regard ironique, révèle un paravent hypocrite de conduites peu édifiantes. Falstaff parle sur le ton des sermonneurs puritains qui dénonçaient hypocritement "the wicked" et équivoquaient de la même manière que les jésuites casuistes, autrefois les cibles récurrents des satiriques. Falstaff manie avec dextérité la logique de la dérision. Shakespeare suggère par touches légères et anodines à l'encontre des prédécesseurs précités qui pratiquent l'amplification à peine ambiguë. Par la valeur picturale et évocatrice du verbe la mise en forme théâtrale d'une autre facette de Falstaff, celle de l'hypocrite religieux est accomplie par ostension verbale : "The wicked" (1 Henry IV , 1. 2. 90 ; 2 Henry IV , 2. 4. 316) acquiert la fonction totalisante de l'épithète homérique. Par l'évocation d'un trait moral, la présence physique de Falstaff est dramatiquement glosée comme hypocrite puritain, ennemi de la fête ainsi que du théâtre (alors qu'il est dans son élément dans l'une et l'autre) comme en témoignent ces discours truffés d'un manque de sincérité, discours qui illustre d'ailleurs ce que le Chief Justice qualifie si pertinemment de ‘"wrenching the true cause the false way"’ (2 Henry IV, 2. 1. 108) :

‘FALSTAFF.
O, thou hast damnable iteration, and art indeed able to corrupt a saint : thou hast done much harm upon me, Hal, God forgive thee for it : before I knew thee, Hal, I knew nothing, and now am I, if a man should speak truly, little better than one of the wicked. I must give over this life, and I will give it over :
(1 Henry IV , 1. 2. 87-93)
FALSTAFF
No abuse, Ned, i'th'world, honest Ned, none. I dispraised him before the wicked [Turns to the Prince] that the wicked might not fall in love with thee :
(2 Henry IV , 2. 4. 315-317)’

La parodie est moins explicite dans le théâtre de Shakespeare que dans les exemples cités ci-dessus. L'élément tendancieux est résorbé par le hors-texte (et le hors-scène), mais il est laissé entendre que le spectateur saura combler l'ellipse 384 .

Notes
384.

Louis Lecoq nous apporte des renseignements sur les espaces (le présupposé commun à l'auteur et au spectateur) laissés par cette ellipse. A partir du moment où Martin Marprelate est abattu (courant 1589), l'occasion s'offre aux écrivains élisabéthains satiriques de s'attaquer à l'ennemi des poètes et des gens de théâtre et de montrer leur attachement aux institutions religieuses en place. Ils s'attachent à peindre une image littéraire du puritain réel afin d'éviter les dangers encourus sur le terrain des controverses religieuses. Ils élaborent le portrait de l'hypocrite religieux aux couleurs contemporaines, qui devient le type littéraire que l'on appelle fréquemment stage-puritan. Quelques traits essentiels suffisent pour le caractériser sur le plan religieux, tout l'accent étant mis sur son comportement social. Comme le souligne L. Lecoq, la valeur du portrait caricatural "dépend surtout de la personnalité de l'artiste, de l'intelligence et du talent avec lesquels celui-ci sait extraire de la réalité non seulement les matériaux nécessaires à une bonne satire , mais les détails vraiment significatifs." Dans 1 & 2 Henry IV l'épithète "the wicked" suffit à Shakespeare pour étoffer le sur-scène avec un hors-scène particulièrement riche en connotations. Le puritain en vient chez la plupart des satiriques élisabéthains à annexer tous les vices : il est avare, séditieux, ivrogne, gourmand et débauché. L'hypocrisie est la cible de presque toute la satire religieuse élisabéthaine, et, nous explique L. Lecoq, est responsable du fusionnement du type du puritain avec ceux du malcontent et du villain. Lecoq, La satire, pp. 112-114.