9. 4 Les voix babéliques du carnaval

Les contacts dans la taverne sont affranchis des barrières sociales et un jeu carnavalesque est mené au niveau linguistique. Hal adopte un registre différent de celui de la cour lorsqu'il fréquente Falstaff et ses compagnons dans la taverne. Le décorum n'est point respecté et l'imaginaire est animé par un puissant souffle matériel corporel qui détrône et rénove lors de son passage. Le mélange de rois et de clowns dans Henry IV finit par être inacceptable esthétiquement, ce qui semble donner raison à Sir Philip Sidney qui fustige cette cohabitation dans le théâtre de son époque. Shakespeare construit une véritable stratégie linguistique de ce mélange. Hal et Poins abandonnent les vers des scènes de cour et parlent en prose, comme Falstaff, lorsqu'ils fréquentent la taverne. Mais pendant la simulation de la future rencontre de Hal avec son père, le Prince, lorsqu'il "renverse" le Roi de Carnaval , effectue une certaine mise en abyme du langage et amorce le mouvement qui réinstallera le décorum que nécessite une scène de cour : "Swearest thou, ungracious boy ? Henceforth ne'er look on me. Thou art violently carried away from grace," (1 Henry IV , 2. 4. 439-441).

Le discours de Falstaff dévoile son identité théâtrale de clown métamorphosé. Il crée l'illusion de parler spontanément de part la structure linéaire de ses phrases et s'adresse directement aux spectateurs. Il donne l'impression d'entretenir une conversation avec le spectateur lors de ses monologues, ce qui contraste diamétralement avec le monologue de Hal. Ce dernier nous adresse un seul monologue, mais il est doté d'une intention unique, ignorante d'autrui. Falstaff exploite les structures dialogiques du langage et la plurivocité du mot 385 : la voix de l'énonciateur et celle d'autrui sont simultanément présentes. Falstaff est marqué dans sa parole individuelle par des évaluations sociales : l'énoncé signale dans son énonciation la superposition de plusieurs voix. On a le sentiment de la présence de la citation, l'écho constant des mots d'un autre. Nous pouvons considérer les textes de ce théâtre non comme une collection de sources ou d'images, mais comme l'incarnation d'une série de relations entre les spectateurs et l'auteur. Le sol natif anglais consiste en des superpositions et des mélanges de cultures spécifiques caractérisées plus par leur mélange que par leur pureté. Ce mélange de styles et la multiplicité des voix font que le locuteur tient compte non seulement des deux pôles de la communication des images énoncées du "je-tu", mais aussi du "il" sous la forme d'un tiers-parlant représenté par "les gens disent que", "on prétend que", énoncés doxiques qui pourraient être soit orthodoxes, soit hétérodoxes. Les exemples sont légion. Les proverbes, que l'on retrouve souvent exploités comme support théâtral, ainsi que des références à des croyances et aux dictons populaires, qui empruntent aux bestiaires ainsi qu'aux herbiers, forment le point de rencontre de la sagesse populaire et officielle, de Falstaff et du spectateur. Il use d'un langage figuré pour provoquer ses effets comiques et pour maintenir une complicité étroite avec la salle : le chat est évoqué, d'une part pour sa mélancolie proverbiale en qualité de "gib-cat", (1 Henry IV , 1. 2. 72), chat mâle castré, et d'autre part pour sa gourmandise et agilité : "I am as vigilant as a cat to steal cream." (1 Henry IV, 4. 2. 59). La camomille légendaire et la consommation de mûres associée à l'école buissonnière lui sert de référence pour feindre les reproches du père de Hal dans la pièce insérée de la scène 4 de l'acte 2 de 1 Henry IV : "though the camomile, the more it is trodden on the faster it grows, yet youth, the more it is wasted the sooner it wears.(395-397) […] Shall the blessed sun of heaven prove a micher, and eat blackberries ? (402-404)".

L'irruption du comique dans la pièce historique semble témoigner des bouleversements historiques qui s'opèrent à la fin du Moyen Age, au seuil d'un âge nouveau. Le modèle du monde unilatéralement vertical, extra-temporel, avec son haut et son bas absolus, son mouvement comprenant soit une ascension, soit une chute et qui ignore le mouvement en avant était en pleine désorganisation. Les lignes horizontales, animées d'un mouvement en avant dans l'espace réel et dans le temps historique s'opposent au puissant élan vertical médiéval. Le désir de penser et de réaliser son destin en dehors des règles et des appréciations hiérarchiques du Moyen Age anime alors la pensée philosophique, la connaissance scientifique, la pratique de l'art et de la littérature. Shakespeare exploite le procédé folklorique traditionnel de la "hiérarchie à l'envers", de "la négation positive" dans sa chronique afin d'affranchir la réalité concrète, d'en montrer sa véritable physionomie. Cette physionomie est à chercher désormais, non point vers le haut, mais vers le bas, dans les enfers ambivalents symbolisés par la taverne de la Hure dans 1 & 2 Henry IV .

En représentant Hal comme un fils prodigue qui n'a pas l'intention de revivre la jeunesse de son père (comme le fait l'animal qui est une reproduction des générations antérieures) Shakespeare formule l'idée du perfectionnement de l'homme non pas par l'essor de l'âme individuelle dans les sphères hiérarchiques supérieures, mais dans le processus historique de développement de l'humanité. L'image de la vieillesse qui refleurit dans une nouvelle jeunesse se teinte d'une coloration historique et la culture humaine se tourne vers l'avenir et vers la notion de progrès.

Le carnaval célèbre l'anéantissement du vieux monde et la naissance d'un nouveau monde, d'une nouvelle année, d'un nouveau printemps, d'un nouveau règne. Les images de carnaval unissent les pôles positif et négatif et sont orientées vers le bas : en bas, à l'envers, le devant-derrière. Tout ce qui est achevé, limité et passéiste est précipité dans le bas terrestre et corporel pour y mourir et renaître. La parodie de la typographie médiévale est évidente dans les pièces que nous venons d'étudier. La béatitude spirituelle est profondément enfouie dans le corps, dans ses parties les plus basses. Lorsque Falstaff brosse un portrait satirique de Bardolph, il fait de son nez le reflet inversé de la lampe de conscience qui guide les âmes vertueuses sur le chemin du salut. Le décrivant comme un éternel feu de joie, il avoue avoir suivi ce flambeau pendant trente-deux ans, de taverne en taverne, et d'avoir entretenu "ce chevalier de la lampe ardente" (1 Henry IV , 3. 3. 25) avec des boissons (associés ici aux feux de l'enfer) comme s'il était une salamandre, cet animal qui ne craint pas le feu et qui, dans le symbolisme chrétien, renvoie à la notion de foi durable du croyant qui ne se laisse pas consommer par les feux de l'envie 386 . Par le biais d'un télescopage inattendu la notion abstraite de peur (de la damnation) est vaincue par le rire qui réduit le monde éthique à un objet concret charnel à l'allure comique.

Shakespeare réussit la synthèse du carnaval et du pèlerinage de l'âme vers elle-même, laquelle s'effectue pour Hal sous la forme d'une régression dans 1 & 2 Henry IV . Pour mener à bien son projet, le dramaturge puise dans la matrice langagière que les traditions festives populaires avaient développée : l'argot des moines, des écoliers, des magistrats ainsi que la langue parlée qui regorgeaient de pastiches très variés, de textes de nature religieuse, juridique ou littéraire dont témoigne le travestissement de Cambyses 387 et du style de Lyly (l’euphuisme) dans 1 & 2 Henry IV. Ce dernier est caractérisé par les périphrases, les parallélismes de constructions, les énumérations, les schemata, les références mythologiques, les comparaisons et les métaphores filées, l'antithèse quasi-incontournable. Depuis toujours, les parodistes recherchent les analogies et consonances propices à travestir le sérieux et l'obliger à prendre des accents comiques. Dans le sens, l'image, le son des paroles et des rites sacrés, ils localisent le talon d'Achille qui permet de tourner en dérision le trait le plus minime, grâce auquel ils établissent la liaison avec le "bas" matériel et corporel. Le langage familier des clercs et de tous les intellectuels du Moyen Age et du peuple était profondément imprégné des éléments du "bas" matériel et corporel. L'encadrement comique dont Falstaff entoure la notion d'honneur illustre à dessein la manière dont Falstaff matérialise le langage, en particulier lorsqu'il anatomise son corps pour vider la notion abstraite d'honneur de tout son sens :

‘Can honour set to a leg ? No. Or an arm ? No. Or take away the grief of a wound ? No. […] What is honour ? A word. What is in that word honour ? Air.
(1 Henry IV , 5. 1. 131-135)’

Le langage sérieux est "officiel" dans la culture classique et associé à la violence, aux interdits et aux restrictions. Un élément de peur et d'intimidation est associé au sérieux "officiel". Le rire suppose que la peur est surmontée et que les interdits et restrictions sont levés. La victoire sur la peur et sur la terreur mystique se concrétise en riant. Bakhtine a raison lorsqu'il affirme que le rire dévoile une autre vérité, populaire et non officielle, grâce à sa victoire sur la peur morale qui, selon cet anthropologue,

‘[…]enchaînait, accablait et obscurcissait la conscience de l'homme, la peur du pouvoir divin et humain, des commandements et interdits autoritaires, de la mort et des châtiments d'outre-tombe, de l'enfer, de tout ce qui était plus redoutable que la terre. En battant cette peur, le rire éclaircissait la conscience de l'homme, lui révélait un monde nouveau. 388

Le rire joue ainsi un rôle primordial dans le développement de ‘"la nouvelle autoconscience de la Renaissance"’ 389 .

Les frontières statiques entre les choses et les phénomènes institués par le monde officiel sont effacées temporairement pour être réinstaurées d'une manière très marquée à la fin de 2 Henry IV . Falstaff et Hal nous sont présentés comme deux compères dans la scène 2 de l'acte 1 de 1 Henry IV , Falstaff se permettant de poser cette question à Hal d'une manière des plus désinvoltes : ‘"What time of the day is it lad ?"’ Lors de son entrée dramatique codée par la symbolique du vêtement à la fin de la scène 5 de l'acte 5 de la deuxième partie de Henry IV les "my royal Hal", "my sweet boy", "my heart" sont rapidement étouffés par la voix officielle qui met de nouveau la pyramide hiérarchique à l'endroit pour réduire au silence les voix babéliques du carnaval et rétablir l'ordre social qui n'admet pas d'ambiguïté. Rule prend le dessus sur Misrule et le bonhomme Carnaval est sacrifié pour faire place au renouveau. Tout est mis à l'envers et démembré pour être reconstitué autour d'un nouvel ordre ; tel le mystère pascal, Hal est transposé dans la figure de révélation, dans le corps du Christ.

Notes
385.

Nous attirons l'attention du lecteur sur ces propos formulés par Julia Kristeva, à qui la notion d'intertextualité est attribué, concept étroitement lié au dialogisme de Bakhtine qu'elle commente dans sa présentation de la traduction française de La Poétique de Dostoevsky, p. 14 : "[…]le dialogisme voit dans tout mot un mot sur le mot, adressé au mot."

386.

Voir J. C. Cooper, An Illustrated Encyclopaedia of Traditional Symbols, London : Thames and Hudson, 1993, p. 144.

387.

1. Henry IV, 2. 4. 379-382 : FALSTAFF : Give me a cup of sack to make my eyes look red, that it may be thought I have wept, for I must speak in passion, and I will do it in King Cambyses vein.

388.

Bakhtine , Rabelais, p. 98.

389.

Ibid., p. 98.