Conclusion

Il convient tout d'abord de rassurer le lecteur en soulignant que notre étude ne prétend aucunement réduire les deux personnages shakespeariens à des Vices issus de la tradition des moralités. Si nous avons pu établir un certain nombre de rapprochements entre la scène shakespearienne et l'aire de jeu du "théâtre du Vice" , tant au niveau des personnages qu'au niveau de l'agencement des épisodes de la fable il serait maladroit de réduire la vision de Shakespeare à un message essentiellement didactique et homilétique hérité du théâtre Tudor. Notre démarche ne consistera pas à effectuer une exploration archéologique du théâtre pour tenter de découvrir les strates constitutives de son imaginaire fertile. Nous avons concentré nos efforts sur le personnage Vice afin de mettre en lumière la pratique subtile shakespearienne de l'art de l'imitation 390 à partir d'une matrice culturelle, matrice dans laquelle tous ses contemporains furent moulés mais que Shakespeare a su exploiter avec génie pour transcender ses rivaux avec "an art / Which does mend nature – change it rather ." (The Winter's Tale, 4. 4. 95-96).

Nous ne prétendons pas non plus établir une typologie des transformations que le processus d'imitation englobe 391 . Nous nous contenterons d'étudier comment une œuvre, partant d'une allégeance multiple, affirme son autonomie et crée un complexe dans lequel le dramaturge trouve la pleine réalisation de son art et le secret de l'œuvre éternisée.

Durant notre pérégrination dans le "théâtre du Vice" la présence d'une tradition "hybride" s'est imposée à notre regard, tradition native qui résiste longtemps à la forme sélective et économe des classiques et aux normes de decorum avancées par les théoriciens littéraires comme Sir Philip Sidney . Ce "théâtre du Vice" qui focalise sur le paradoxe de la condition humaine aboutit souvent à un dénouement heureux avec le remodelage spirituel du protagoniste dévoyé. Si Shakespeare réinvente la pièce "providentielle" en introduisant ses métaphores, en générant des plaisirs et des scènes de réconciliation apparentées à celles du théâtre didactique ou homilétique, il n'en demeure pas moins que les figurations de la Providence prennent un sens plus littéral : cette notion est redéfinie pour correspondre à l'environnement socio-culturel en pleine mutation, se nuançant parfois de connotations monétaires. Le Vice, personnage "tuteur", est transformé par un procédé d'actualisation conformément aux capacités d'absorption du public de l'époque, et cette transformation se solde par une "naturalisation" de la convention. La variante du personnage Vice obtenue par le remodelage de Shakespeare rend un hommage indirect (et involontaire, sans doute) à l'aire de jeu du "théâtre du Vice" .

Par "naturalisation de la convention" nous n'entendons pas la création de personnages naturalistes. Comme notre comparaison entre Falstaff et Cacurgus l'a démontré, les personnages de Shakespeare allient convention et naturalisme. S. L. Bethell développe cette dualité et cette adaptabilité des spectateurs élisabéthains au mélange de conventionnalisme et de naturalisme qui nécessite de la part du sujet percevant un double mode de réception,"a dual mode of attention, […] dual awareness." 392

‘Characters, without being themselves made up of incompatible qualities, may evoke distinct and separate responses from the audience. Thus Falstaff is a) amusing, and b) morally reprehensible : an Elizabethan audience would applaud his wit, but approve his final dismissal 393 .’

On s'accorde à dire que le spectateur élisabéthain du théâtre populaire possédait cette faculté de "multi-consciousness" 394 , la capacité du spectateur de garder simultanément à l'esprit deux aspects antithétiques d'un personnage ou d'une situation que les dramaturges mettaient à profit pour élaborer des pièces empreintes de charges émotionnelles. Le spectateur élisabéthain pouvait absorber deux niveaux de réalité à la fois, sans qu'il y ait confusion entre eux. Cette faculté était vérifiée pour le spectateur populaire non contaminé par les théories abstraites de la dramaturgie que Philip Sidney et les universitaires auraient voulu imposer. A Defence of Poetry (1595) aurait eu un effet désastreux sur le théâtre élisabéthain si les régulations strictes néo-classiques qu'il recommande avaient été uniformément adoptées. L'essai de Sidney , en voulant éliminer les improbabilités engendrées par le mélange du comique et du tragique tendait vers une simplification et une réduction des niveaux de réalité. Le naturalisme au théâtre est l'aboutissement d'une esthétique qui nécessite une création d'illusions et qui a tendance à engluer l'homme dans un milieu immuable. Cette esthétique ne provoque pas chez le sujet percevant les mécanismes de réception qui engendrent une recréation de la signification du spectacle, surtout lorsque celui-ci repose sur la profusion ou l'ambiguïté de ses structures et de ses stimuli.

Or, le théâtre Tudor, émaillé de discours et de fonctions métathéâtraux, ne cache point son artificialité. Shakespeare ne tourne pas le dos à cette tradition, comme en témoignent les deux personnages étudiés, Falstaff et Richard III , qui sont doués d'une identité théâtrale double. Shakespeare était probablement moins intéressé par les traits individuels que par les traits universaux. Le savant dosage de tragique et de comique, de sérieux et de ludique dans ses pièces est fondé sur la capacité psychologique du spectateur/auditeur du théâtre populaire de changer rapidement de centres d'attention. Cette "psychologie" est liée à la culture populaire, depuis toujours au sein de la tradition dramaturgique qui allie "wholesome lessons" et "honest mirth", et saisit l'occasion de développer des scènes misogynes comme celle dans lesquelles figure la femme de Noé ou encore celle du Secunda Pastorum du cycle Towneley où, dans ce qui ressemble à l'antimasque grotesque , le mouton volé que Mak le berger dissimule dans un berceau de nouveau-né préfigure la scène où les collègues de Mak découvrent l'Enfant Jésus à Bethlehem.

Le personnage-Vice de l'aire de jeu Tudor représente plusieurs voix et, nous l'avons fait remarquer, se distancie de lui-même pour commenter son propre jeu. Cette capacité s'étendra à d'autres personnages des tragi-comédies de la Renaissance, comme nous le verrons lors de notre exploration de la vision tragi-comique inspirée des modèles italiens, comme celui de Giambattista Guarini .

Le théâtre providentiel accepte la présence d'une voix transcendantale qui représente une force extérieure au personnage lui-même et qui intervient soit sous forme de miracle soit sous forme d'un code officiel à respecter. Cette configuration est tissée dans le symbolisme de la pièce providentielle et équivaut au discours officiel transcendantal, toujours audible en arrière plan

et dicte l'attitude digne que l'auditoire doit adopter. Ce discours est représenté par Richmond dans Richard III , drame providentiel dont l'issue découvre un ordre bénéfique dans le malheur et dans l'injustice. C'est un drame qui révèle une logique suprarationelle qui préside sur le mystère et sur le paradoxe de la difficile vérité sur laquelle est fondée le christianisme. Dans les pièces à tonalité tragi-comique, les tendances uniquement tragiques sont contenues par l'intuition du spectateur et la trajectoire comique de la fable dépendra non seulement d'une intervention miraculeuse, mais aussi du sentiment que les pouvoirs universaux œuvrent pour la justice, voire même pour le bonheur des méritants. Shakespeare croit encore en la possibilité d'une intervention supranaturelle pour modifier la suite des événements, comme en témoigne les apparitions de personnages ou de subterfuges inattendus pour motiver les dénouements de ses pièces.

Nous ne devons pas perdre de vue que la Renaissance va vers le rationalisme déiste et que l'homme a tendance à perdre son humilité et à évaluer son importance au sein de l'univers selon des critères relatifs à son rôle social. Shakespeare reste dans la lignée de la chrétienté médiévale qui avait établi un lien étroit entre la destinée humaine et la nécessité d'un Ordre universel ; dans ce système la dignité de l'homme est fondée sur la place centrale qui lui est attribuée. Cependant, l'un des effets de la dévaluation comique, dont Shakespeare se sert comme allié pour interroger les idées reçues, est de faire douter de la dignité et de la valeur de l'homme qui se mettait au centre de l'univers et qui de plus en plus avait besoin d'une leçon d'humilité à cette époque élisabéthaine où se produisent d'importantes mutations sociales, religieuses, politiques et économiques en même temps que l'expansion du monde exploré. Les personnages de Shakespeare ne peuvent plus être les actants, dans une moralité, qui agissent ou font leur salut en apprenant à se connaître ; le salut ne dépend plus désormais seulement de la lucidité ou du pouvoir que l'on puisse avoir sur soi-même, mais aussi du pouvoir que l'on exerce sur les choses et sur le monde. Dans Hamlet ou dans King Lear Shakespeare montre qu'il n'y a pas nécessairement un avantage à se connaître pour agir et que l'action juste ou moralement acceptable est rarement couronnée de laurier.

Notes
390.

"Imitation" ne comporte pas le sens péjoratif que le terme peut prendre pour dénoter une œuvre sans originalité dans ce contexte. Nous l'entendons dans le sens que Samuel Johnson lui attribue dans A Dictionary of the English Language, qui correspond à l'éducation dispensée dans les grammar schools à laquelle Shakespeare aurait été exposé: (imitation, sens 3) "A method of translating looser than paraphrase, in which modern examples and illustrations are used for ancient, or domestick for foreign." Johnson cite Dryden pour étayer sa définition : "In the way of imitation, the translator not only varies from the words and sense, but forsakes them as he sees occasion ; and, taking only some general hints from the original, runs division on the groundwork." L’extrait suivant de The Schoolmaster (1570) de Roger Ascham nous permet d'expliciter non seulement la notion d'imitation telle que les élisabéthains étaient censés la pratiquer, mais aussi de voir comment la notion de decorum s'y imbrique :

The true difference of authors is best known per diversa genera dicendi that every one used ; and therefore here I will divide genus dicendi, not into these three, tenue, mediocre, et grande, but as the matter of every author requireth ; as,

Poeticum

In genus Historicum

Philosophicum,

Oratorium.

These differ one from another in choice of words, in framing of sentences, in handling of arguments, and use of right form, figure, and number, proper and fit for every matter : and every one of these is diverse also in itself ; as the first,

Comicum,

Poeticum, in Tragicum,

Epicum,

Melicum.

And here, whosoever hath been diligent to read advisedly over Terence , Seneca, Virgil, Horace , or else Aristophanes, Sophocles, Homer, and Pindar ; and shall diligently mark the difference they use in propriety of words, in form of sentence, in handling of their matter ; he shall easily perceive what is fit, and decorum in every one, to the true use of perfect Imitation.

(Voir English Dramatic Theories, vol. 1, From Elyot to the Age of Dryden, 1531-1668, ed. by Norbert H. Platz, Max Niemeyer Verlag Tübingen, 1973, p. 13.)

391.

Pour une exploration de ce territoire nous pouvons consulter Genette, Palimpsestes, pp. 14-19, plus particulièrement.

392.

S. L. Bethell, Shakespeare and the Popular Dramatic Tradition, London & New York: Staples Press, 1944, rep. 1948, p. 27.

393.

Bethell, Shakespeare and the Popular., p. 27

394.

Ibid., p. 29.