Chapitre 3
La matrice néoclassique :
élément de la toile de fond de la vision tragi-comique shakespearienne.

Introduction

Lors de notre exploration du "théâtre du Vice" l'illustration d'éléments contribuant à la vision tragi-comique de Shakespeare a surtout puisé dans la matrice médiévale dont les dramaturges, pris comme exemples, ont hérité. La partie connexe de notre travail propose l'étude de certains traits néoclassiques qui teintent la dramaturgie anglaise vernaculaire. La démarche sera nécessairement sélective car il serait illusoire de prétendre cataloguer ces traits de provenance si diverse. Notre regard se tournera en particulier vers l'Italie d'où sortait de nombreux éléments constitutifs d'un processus qui allait aboutir au développement d'un nouveau jeu théâtral. Ce nouveau théâtre, John Fletcher suivant l'exemple de l'italien Giovan Battista Guarini , le baptise canoniquement tragi-comédie , alors que Polonius, lorsqu'il fait entrer la troupe d'acteurs conviée par Hamlet dans le grand hall du château d'Elseneur, le glisse d'une manière désinvolte dans sa classification pléthorique des formes théâtrales en lui attribuant la coloration indistincte de "tragical-comical-historical-pastoral" :

‘The best actors in the world, either for tragedy , comedy, history, pastoral, pastoral-comical, historical-pastoral, tragical-historical, tragical-comical-historical-pastoral, scene individable, or poem unlimited. Seneca cannot be too heavy, nor Plautus too light. For the law of writ and the liberty, these are the only men.(Hamlet , 2. 2. 379-384)’

Cette tentative de regroupement par genre semble être un clin d'œil de l'auteur pointé en direction de la fluidité des composants du catalogue. Polonius nous laisse un aperçu non seulement des formes hybrides théâtrales qui occupaient la scène Tudor 395 mais aussi des critères littéraires en vogue.

L'hybridation est un trait permanent du théâtre Tudor. Ce qui retiendra notre attention dans cette partie de notre travail est précisément la coexistence des formes du terroir avec des formes de souche classique et le combat éthico-littéraire qui entoure l'évolution de ce théâtre. Notre objectif est de situer la vision tragi-comique de Shakespeare à l'intérieur d'une typologie de systèmes signifiants dans l'histoire, de la définir par rapport à une tradition littéraire, de poser les traits fondamentaux de cette vision qui constitue en quelque sorte un dépôt de la mémoire dramaturgique. La confrontation de points de vue opposés sur la conception et sur le rôle des œuvres dramatiques nous permettra en même temps, nous l'espérons, de situer le dramaturge par rapport aux canons de l'esthétique officielle et par rapport aux exigences du public. La présente étude ne peut évidemment prétendre à une analyse exhaustive des problèmes posés, surtout lorsqu'ils ont la complexité de la tragi-comédie qui a toujours défié une définition nette en qualité de genre à part entière. Dans le cadre de ce travail nous ne pourrons que dégager quelques grands principes de ce que nous désignerons, par commodité, la tragi-comédie de la Renaissance, tout en précisant que c'est un ensemble déconcertant, riche et d'une grande variété qu'il est vain de vouloir réduire à un dénominateur commun. Si nous pouvons déceler une distinction entre les caractéristiques de la vision tragi-comique renaissante de Shakespeare et la vision tragi-comique gothique c'est grâce aux infiltrations croissantes qui affectent la thématique et les techniques dramaturgiques émanant des pays limitrophes. La vision du monde subit de nettes transformations dans le XVIe siècle finissant : la vision tragi-comique de Shakespeare synthétise les traditions et les nouveautés.

Notes
395.

Nous pouvons en ajouter à cette liste : comédies de cour, divertissements, masques, pièces adaptées des comédies classiques et italiennes, farces, moralités, interludes, cycles de mystères (encore joués au XVIe siècle).