1. 3 L'invraisemblance contestée

Le didactisme n'est pas le seul élément à provoquer des contestations, que ce soit pour un excès ou pour une pénurie. La dramaturgie anglaise s'engageait aussi dans la fiction romanesque : dans le premier quart du XVIe siècle, l'esprit des romances ou récits pastoraux, où se retrouve l'influence des novellieri italiens du Trecento, imprègne de multiples œuvres théâtrales. Tempêtes en mer et naufrages, séparations, aventures, réconciliations miraculeuses font partie du stock romanesque où bien des auteurs de l'époque puisent. Contes populaires, récits empruntés à l'antiquité 404 s'entrelacent avec le quotidien anglais et la voix transcendantale de la culture officielle. L'invraisemblance des intrigues gêne certains critiques qui s'autorisent de la théorie de Donatus-Cicéron : le drame doit être tendu comme un miroir à la vie. Hamlet se fait l'écho de cette théorie lorsqu'il conseille les acteurs sur la typologie des gestes et sur le mode de diction les plus conformes :

‘Suit the action to the word, the word to the action, with this special observance, that you o'erstep not the modesty of nature. For anything so o'erdone is from the purpose of playing, whose end, both at the first and now, was and is to hold as 'twere the mirror up to nature ; to show virtue her feature, scorn her own image, and the very age and body of the time his form and pressure.

(Hamlet , 3. 2. 17-24)’

La suite de son intervention laisse entendre qu'un des principaux soucis des dramaturges devraient être de contenter les gens de goût et non point de chercher à faire rire les gens incultes :

‘Now this overdone or come tardy off, though it makes the unskilful laugh, cannot but make the judicious grieve, the censure of the which one must in your allowance o'erweigh a whole theatre of others.

(Hamlet , 3. 2. 24-28)’

Pourtant Shakespeare , qui écrit pour tous les publics, se montre un véritable aficion des récits d'aventures étranges, d'exploits héroïques, de l'amour soumis aux contraintes de "Dame Fortune", d'amants confrontés à des épreuves initiatiques, de femmes idéalisées bafouées par des forces extérieures incontrôlables. Toutes ces intrigues invraisemblables sont la cible privilégiée de Sidney , qui sans aucun doute fait partie des "judicious" (3. 2. 25) dont parle Hamlet . Lorsque Sidney fustige 405 les dramaturges qui mettent en scène des intrigues foisonnantes de pérégrinations spectaculaires, notre regard se porte sur une pièce comme Common Conditions (1576) ou Sir Clyomon and Sir Clamydes (1570) qui tinrent longtemps en haleine le public anglais à en juger par le nombre de représentations consignées dans le registre des libraires. En effet la pièce Common Conditions s’inscrit parfaitement dans cette catégorie notamment en s'interrompant brutalement à l'instant crucial où les amoureux sont amenés à boire une potion, l'auteur se souciant de l'effet de la durée de sa production sur le spectateur comme en témoigne l'épilogue :

‘As wee are now by Time cut of from farther time to spende.
So time saith to vs seace now here, your audience mutch ye wrong
If farther now to weary them the time ye do prolonge.

(v. 1892-94)’

Sir Clyomon and Sir Clamydes témoigne des efforts de dramaturges moins expérimentés que Shakespeare à transmuter des éléments de romance à la scène. L'intrigue a du mal à suivre son cours sans l'intervention ponctuelle d'un personnage qui récapitule les événements et qui guide finalement le spectateur dans les méandres de la pièce. Le dramaturge fait avancer le récit par le biais de la diégèse narrée, mais aussi saisit souvent cette occasion pour glisser en même temps un compte-rendu des situations antérieures 406 . Le problème rencontré par le dramaturge qui souhaite opérer une transmutation d'une romance à la scène n'est pas simple. Shakespeare, maintes fois confronté à ce problème, emploie tous les artifices dramaturgiques à sa disposition pour surmonter cette difficulté. Dans Pericles , par exemple, c'est à l'aide du poète Gower qu'il fait fi des trois unités et nous fait voyager dans le temps, traverser les mers dans des coques de noix, entendre une seule langue alors que les scènes se déroulent dans divers pays étrangers. Le personnage Gower dévoile ostensiblement la convention théâtrale en nous expliquant son rôle : "stand i' th' gaps" (Pericles, 4. 4. 8) pour nous apprendre les phases de l'histoire de Pericles que le dramaturge ne peut pas nous communiquer par des astuces scénographiques 407 . Dans The Winter's Tale, Shakespeare fait intervenir le personnage allégorique Time pour avancer la diégèse de seize ans et attirer l'attention sur l'artificialité de l'espace–temps tragi-comique et le travail d'élaboration de la fable. En même temps nous discernons un clin d'œil en direction de l'auditoire érudit pour lui indiquer la source de la pièce : le roman pastoral de Robert Greene , Pandosto (publié en 1588), dont le sous-titre est The Trimph of Time :

‘TIME
Impute it not a crime
To me or my swift passage that I slide
O'er sixteen years and leave the growth untried
Of that wide gap, since it is in my power
To o'erthrow law, and in one self-born hour
To plant and o'erwhelm custom.

(The Winter's Tale, 4. 1. 4-9)’

Notre imagination verrait volontiers Shakespeare lancer un défi à ces théoriciens de la trempe de Sidney qui tentent d'imposer un décorum différencié pour chacun des deux genres qui n'admettrait point de "Laughter [that] hath only a scornful tickling" 408 mais seulement de la comédie plaisante ("delight" 409 ) et de la tragédie avec "stately speeches and well-sounding phrases, climbing to the height of Seneca's style" 410 . Sidney , ce disciple d'Horace et d'Aristote , traite de "gross absurdities" toutes les pièces qui mélangent indistinctement les genres :

‘[…] neither right tragedies, nor right comedies, mingling kings and clowns, not because the matter so carrieth it, but thrust in the clown by head and shoulders to play a part in majestical matters with neither decency nor discretion, so as neither the admiration and commiseration, nor the right sportfulness, is by their mongrel tragi-comedy obtained 411 .’

Les intrigues complexes qui viennent en remplacement ou en superposition de la psychomachie épisodique, structure maintes fois réitérée dans le corpus Tudor, deviennent partie intégrante d'une tradition esthétique dont l'exploitation à des fins spirituelles ou morales n'apparaît pas toujours ouvertement. Lorsque Stephen Gosson s'insurge contre les romances dont Sir Clyomon and Sir Clamydes est l’une des plus représentatives, sa censure attire notre attention sur deux éléments que les tragi-comédies renaissantes tissent dans la trame de leur étoffe : le pèlerinage longuement développé et la scène de réconciliation dépourvue de vraisemblance :

‘Comedies so tickle our senses with a pleasanter vein, that they make us lovers of laughter, and pleasure, without any mean, both foes to temperance. What schooling is this ? Sometime you shall see nothing but the adventures of an amorous knight, passing from country to country for the love of his lady, encountering many a terrible monster made of brown paper, and at his return, is so wonderfully changed, that he cannot be known but by some posy in his tablet, or by a broken ring, or a handkercher, or a piece of a cockle shell. What learn you by that ? When the soul of your plays is either mere trifles, or Italian bawdry, or wooing of gentlewomen, what are we taught 412 ?’

Bien que les échanges entre dramaturges, détracteurs et spectateurs portent surtout sur l'enseignent moral et sur le seuil de la liberté d'expression, dans le premier quart du XVIe siècle des querelles sur la nature des genres viennent s' y greffer.

Notes
404.

L'Histoire d'Apollonius de Tyr, dont la source – grecque ou latine, on ne sait trop – doit remonter au IIIe siècle de notre ère, est empruntée par Shakespeare dans la composition de The Comedy of Errors et de Pericles . Voir Leo Salingar, Shakespeare and the Traditions of Comedy, Cambridge: CUP, 1976, pour une étude approfondie des motifs exploités par les dramaturges élisabéthains. Nous nous contenterons de citer cet extrait (pp. 30-31) pour illustrer notre propos : "The repertoire of the stage from, from Chaucer 's time onwards, had included miracles, or saints' plays, and secular romances and farces, besides moralities, quasi-dramatic forms such as pageants and folk-plays, and the mysteries, or biblical cycles, organised by the larger towns, which constituted the dominant dramatic form in England down to the Reformation and survived in many places until 1570 ; much of this dramatic material was common to Western Europe as a whole. […]the majority of new English plays surviving from the first three quarters of the sixteenth century are not romances but moral allegories ; so that some scholars have been led to consider the few texts with undoubtedly romantic plots that remain from the time of Shakespeare's youth as hybrids, or late off-shoots from the prevailing stock of moralities. But they are essentially romances, showing evidence of a continuing tradition, and their morality -play features are merely borrowed." Salingar renvoie le lecteur aux ouvrages suivants : Spivack , Shakespeare and the Allegory of Evil, pp. 251-303 ; David Bevington, From 'Mankind ' to Marlowe, pp. 190-198.

405.

Voir Sidney , A Defence, p. 65 : " For where the stage should always represent but one place, and the uttermost time presupposed in it should be, both by Aristotle's precept and common reason, but one day, there is both many days, and many places, inartificially imagined. But if it be so in Gorboduc , how much more in all the rest, where you shall have Asia of the one side, and Afric of the other, and so many other under-kingdoms, that the player, when he cometh in , must ever begin with telling where he is, or else the tale will not be conceived ? Now you shall have three ladies walk to gather flowers : and then we must believe the stage to be a garden. By and by we hear news of shipwreck in the same place : and then we are to blame if we accept it not for a rock. Upon the back of that comes out a hideous monster with fire and smoke : and then the miserable beholders are bound to take it for a cave."

406.

Pour ne citer qu'un exemple, à la fin de la pièce, Clamydes explique au roi Alexander la cause du conflit entre lui-même et Clyomon (v. 1689-1703), comme si le spectateur l'avait peut-être oublié. Edition utilisée : Sir Clyomon and Sir Clamedes, The Dramatic and Poetical Works of Robert Greene and George Peele, éd. Rev. Alexander Dyce, London, Routledge, 1874.

407.

Pour une discussion de l'art de Shakespeare d'adapter des romances à la scène voir Charles Whitworth, "Standing i' th' Gaps" : Telling and Showing from Egeon to Gower" in Tudor Theatre : Narrative and Drama, éd. André Lascombes. Actes de la table ronde IV du Centre d'études supérieures de la Renaissance, Tours. THETA 2. Bern: Peter Lang, 1995, 125-142. Whitworth définit la pratique de Shakespeare comme : "an inversion, or turning inside out, of Plato's 'mixed' mode (a narrative with some direct dialogue) : he writes drama, with a lot of narrative, external and internal, to account for that which is beyond the dramatist's and his audience's reach.", p. 128.

408.

Sidney , A Defence, p. 68.

409.

Ibid., p. 68.

410.

Sidney , A Defence, p. 65.

411.

Ibid., p. 67.

412.

Stephen Gosson, Plays Confuted (1582), cité par Leo Salingar, Shakespeare and the Traditions of Comedy, Cambridge: CUP, 1974, p. 73.