1. 4 Le combat éthico-littéraire autour de la dramaturgie

L'ensemble de ces remarques fait ressortir le combat éthico-littéraire qui sévit à l'époque. La fonction des critiques de la Renaissance consiste à rétablir les fondations esthétiques de la littérature, à réaffirmer les leçons de la culture antique, à restituer à sa véritable place l'élément de beauté terrestre de la vie humaine et du monde des arts. Leurs adversaires les plus farouches promulguent seulement la poésie qui sert la philosophie morale ou la théologie pour apprendre à l'homme à bien se conduire. Pendant toute sa carrière le dramaturge Ben Jonson -Horace -Cicéron , s'attachera à défendre son œuvre et à se protéger dans un contexte polémique de "poètomachie". Dans l'induction d'Every Man Out of His Humour (1599) nous entendons Asper, le présentateur et "auteur" de la pièce, rappeler la fonction sociale du poète, réformateur des mœurs, souligner les rapports auteur-public, faire ressortir l'intelligence d'un auteur qui associe l'utile à l'agréable, selon le précepte horatien que Sidney avait contribué à répandre :

‘ To please, but whom ? attentive auditors,
Such as will joyne their profit with their pleasure.

(Every Man Out of His Humour 413 , Induction, 201-202)’

Lorsqu'il expose les traits de ce qu'il estime être la meilleure définition de la comédie qu'il oppose à la comédie romanesque avec ses péripéties fort éloignées du quotidien (3. 6. 195-201), il fustige en fait les pièces de Robert Greene et de Shakespeare .

Lorsque Jonson se plaint des pièces qui "make nature afraid" et "beget Tales, Tempests, and such like drolleries" dans l’induction (v. 116-117) de Bartholomew Fair 414 (1614), ses remarques semblent viser directement William Shakespeare dont The Tempest (1611) et The Winter's Tale (1609-1611) présentent des événements qui défient les lois de la nature.

Bien que Shakespeare ne fasse que des clins d'œil au spectateur concernant ses choix et ses points de vue artistiques, nous pouvons constater que son attitude envers les spectateurs est aux antipodes de celle de Jonson qui reproche à ses auditeurs d'avoir le goût pour le sentimental ou le spectaculaire et qui s'efforce de les éduquer esthétiquement. Shakespeare ne veut pas rentrer dans la guerre de la "poètomachie", du moins c'est ce qu'il laisse croire dans le prologue de Troilus and Cressida , selon Northrop Frye 415 :

‘PROLOGUE
[…] And hither am I come,
A prologue armed— but not in confidence
Of author's pen or actor's voice, but suited
In like conditions as our argument —

(Troilus and Cressida , Prologue, 22-25)’

Le Prologue est armé afin de respecter les normes du décorum et non point pour se protéger des spectateurs mécontents, à l’inverse de ce que sous-entend le Prologue de la pièce de Jonson , The Poetaster (1601).

Il existe une tradition d'arrogance envers le spectateur chez Jonson alors que Shakespeare , au contraire, flatte le goût des spectateurs pour le romanesque ponctué d'actions violentes, d'éléments de farce, de danse, de chansons, de paillardises, le tout dans des cadres pittoresques. La comédie de mœurs de Jonson n'incorpore pas ces éléments : Shakespeare se tourne vers des pièces comme Mucedorus (1581) et The Rare Triumphs of Love and Fortune (1582) pour trouver les formules de réussite pour ses dernières créations. Le personnage Gower dans Pericles , l'intérêt pour les contes et les ballades d'antan affiché dans The Winter's Tale attestent de ses affinités avec les structures primitives archaïques de la tradition dramatique. Si Sidney et Jonson exercent leur critique sur le non-respect des unités, Shakespeare étale son désaccord en dilatant le temps de la pièce pour embrasser toute une génération. Comme le suggèrent Northrop Frye et Adrian Noble, le metteur en scène de la production de Cymbeline par la RSC en 1997 416 , pièce dans laquelle l'invasion romaine de l'Angleterre est contemporaine des infiltrations de la Renaissance italienne, "the only phrase that will date such a play is 'once upon a time'" 417 .

Nous pouvons remarquer que le double souci des auteurs du théâtre du Vice de distraire et d'instruire est encore au programme 418 de certains dramaturges au seuil du XVIIe siècle. Il est piquant de remarquer que l'Ars Poetica d'Horace est encore présent en toile de fond, cette œuvre qui ne semble jamais avoir été perdu de vue depuis l'ère augustine. Horace préconise un mélange d'instruction et de plaisir, et insiste sur la valeur de la poésie en qualité d'agent civilisateur dans l'histoire de l'humanité. Horace considère les premiers poètes comme des sages et des prophètes, ainsi que les inventeurs des arts et des sciences. La fonction éthique et civilisatrice de la poésie est au centre des préoccupations des humanistes renaissants : tout comme le poète latin qui place Orphée au centre de sa doctrine poétique, les humanistes ne manquent pas d'assimiler la divinité païenne à l'adflatus poétique.

‘Les hommes, errant dans les forêts, apprirent d’un fils, d’un interprète des dieux, à s’abstenir du meurtre , à renoncer aux habitudes d’une vie grossière. Voilà pourquoi l’on a dit qu’Orphée savait apprivoiser les tigres et les lions. On a dit aussi d’Amphibion, le fondateur de Thèbes, qu’il faisait mouvoir les pierres aux sons de sa lyre, et par ses douces paroles les menait où il voulait. Ce fut, en ces temps reculés, l’œuvre de la sagesse, de distinguer le bien public de l’intérêt privé, le sacré du profane, d’interdire les unions brutales, d’établir le mariage, d’entourer les villes de remparts, de graver sur le bois les premiers codes. Par là tant d’honneur et de gloire s’attacha au nom des chantres divins et à leurs vers. 419

(Art poétique, v. 391-401)’

L'intérêt croissant que porte les poètes élisabéthains aux dieux de l'Antiquité déplaît évidemment aux détracteurs puritains comme Northbroke qui désigne le diable comme fondateur du théâtre, agent efficace au service de sa politique maléfique :

‘AGE
Chrysostome sayth, the deuill founde oute stage-playes first, and were inuented by his crafte and policie ; for that they conteyne the wicked actes and whoredomes of the goddes, whereby the consciences of goodly men are grieuously wounded, and wicked lustes are many wayes stirred vp ; and therfore the diuell builded stages in cities.
Arnbius sayeth : The heathens supposed to haue pleases and pacified their gods from their wrath and displeasure, when as they dedicated to them the sounds of instruments and shalmes, &c. stage-playes and enterludes. Saynt Augustine sayth : The heathen did appoint playes and enterludes to their gods for the auoyding of pestilent infections, &c. Theophylus sayth : Gentiles suos dies habebant quibus publica spectacula, &c., religiosa, &c. ; the Gentyles had their certain dayes appointed for open spectacles and shewes, &c., which they dedicated religiously vnto their gods. Clemens and others say : Diabolus sit author Gentilium superstitionum ; that the Deuil is the author of the Gentiles' superstition 420 .’

Cette réflexion nous transporte au centre du débat éthico-littéraire de la Renaissance en Angleterre qui, fécondé d'éléments classiques et surtout d'origine italienne, nervure la Defence of Poetry de Sidney ainsi que le processus qui aboutit à la pratique d'un nouveau genre théâtral qui sauvegarde le "théâtre des Gentils" de l'oubli. De nouveaux traités d'art dramatique, soit d'auteurs connus et portés récemment au regard des auteurs (notamment la Poétique d'Aristote ), soit d'auteurs contemporains désireux de créer un nouveau genre et de lui conférer une réglementation précise (nous pensons surtout à Giovan Battista Guarini ), étayent ce processus.

Notes
413.

Edition utilisée : Ben Jonson , The Complete Works, 11 vols., éd. C. H. Herford, Percy and Evelyn Simpson, Oxford; Clarendon Press, 1925-1952

414.

Edition utilisée : Ben Jonson , Three Comedies, éd. Michael Jamieson, Harmondsworth: Penguin, 1981.

415.

Northrop Frye, A Natural Perspective, New York and London: Columbia University Press, 1965, p. 35.

416.

Noble fait démarrer la pièce par une scène où figure un conteur entouré des personnages qui écoutent le début du conte pour ensuite prendre leur place dans la pièce propre. L'emphase est ainsi donnée à l'aspect romanesque de Cymbeline .

417.

Frye, A Natural, p. 57.

418.

Le prologue de Like Will to Like d'Ulpian Fulwell (1568) cite l'analogie de Cicéron entre la comédie et "a glasse" où se révèle "The advauncement of vertue, and of vice the decay" (v. 18) tout en faisant ressortir le rôle de "mirth and pastime" (v. 26) tempéré "with measure" (v. 36) et mélangé avec "gravitie" et "sadness" (v. 27 ; 35). Rappel de l'édition utilisée : Happé, Tudor Interludes.

419.

Quinti Horatii Flacci, Art poétique, Œuvres d’Horace , tome 2, trad. M. Patin, Paris: Charpentier et Cie., 1872, pp. 388-389.

420.

Northbroke, A Treatise, pp. 99-100.