1. 6 La tragi-comédie et l'esthétique de la vie intérieure

A travers notre étude des personnages shakespeariens Richard III et Falstaff , nous avons à plusieurs reprises focalisé sur la toile de fond gothique-grotesque de l'imaginaire de Shakespeare . A la fin de son analyse concernant la spécificité du grotesque shakespearien qui apparaît particulièrement dans les pièces falstaffiennes, Neil Rhodes constate un changement notoire dans la perspective adoptée par l'esthétique grotesque telle que le XVIIe siècle la pratique :

‘The more important factor is the disappearance during the seventeenth century of what I have described, perhaps clumsily, as 'fat-wittedness'; it is, in the end, another way of talking about the dissociation of sensibility. For during that century an increasingly forensic use of imagery destroyed a sense of the independent, internal life of words which Elizabethan writers exploit, and a move to compartmentalise experience destroyed the possibilities of linguistic and imagistic ramification from which literary grotesque derives. The result of this was a gradual decline in the writer's sense of language as a physical medium : the world of the body gave way to the world of the mind 423 .
(nos italiques)’

Cette intériorisation corrobore le postulat de Richard Cody qui, dans son exploration de la présence de voix socratique et orphique dans l'Aminta (1581) du Tasse, découvre ce qu'il appelle une véritable esthétique de la vie interne — "a verbal art of landscape which is an allegory of the inner life" 424  — dans laquelle la connaissance sensible est transcendée par la raison pour amener à une vue plus intérieure et plus pure. Raymond Klabinsky 425 voit l'humanisme italien réaffirmer un idéal qui était né dans l'Antiquité classique, mais que l'on avait perdu de vue au Moyen Age : celui de la vie spéculative, différent de la vita contemplativa, idéal du Moyen Age, de par le fait que le penseur humaniste méditait pour s'appartenir alors que le penseur médiéval tentait de s'approcher de Dieu. La Renaissance abandonna l'expression traditionnelle vita contemplativa(qui en était venue à signifier contemplatio Dei) et choisit un nouveau vocable qui renvoie au passé par-delà le Moyen Age pour réactiver la notion antique d'une pensée et d'une recherche qui suffisaient à elles-mêmes — vita speculativa sive studiosa.

La personnification de cet idéal est l'homo literatus ou Musarum sacerdos, qui, tant dans la vie publique que dans la vie privée, n'était responsable qu'envers lui-même et envers son esprit, et non plus entièrement voué à Dieu. La vita speculativa fait le sujet d'éloge dans une branche de littérature consacrée à cet objectif et suscita la dévotion d'Ange Politien (1454-1494) protégé et ami de Laurent de Médicis (1449-1492), deux des figures les plus représentatives et en même temps des plus originales du Quattrocento italien. Elle constitua la principale source d'inspiration du célèbre discours intitulé De hominis dignitate de Pic de la Mirandole (1463-1494). La plupart des humanistes, et Pic de la Mirandole est de ceux là, vont s’attacher à réconcilier la théologie et la philosophie L'humaniste de la Renaissance cherchait à imiter la vie du philosophe classique, qui se situait au-delà de la vita activa et au-delà de la vita voluptuaria et dans une certaine mesure donc au-delà du bien et du mal. Socrate , dans les Dialogues, promeut ce mode de vie introspective, motivée par la connaissance et l'exploration de soi-même et de la beauté par le biais du processus créatif analogue à celui du poète. Nous savons que la théorie de l'amour est le fond de la doctrine platonicienne : nul ne sera philosophe s'il n'a reçu le don divin de l'amour, aiguillon de la recherche philosophique, et s'il ne poursuit la vérité suivant la seule méthode qui mène jusqu'à elle, la dialectique . Dans le Phèdre la philosophie et l'art se confondent et se conditionnent : le Phèdre est une sorte de traité de l'amour en même temps qu'un traité de rhétorique. Quiconque prétendra être un grand orateur devra être un philosophe : il devra sentir en son cœur l'amour, principe des belles connaissances, qui s'élève des beautés terrestres jusqu'aux beautés véritables, jusqu'aux Idées. L'orateur parfait est celui qui sème et fait fructifier la vérité et la science dans les âmes de ses auditeurs. La critique savante en Angleterre s'inspire de ces traités pour ériger le poète au statut de civilisateur : c'est l'élégance de l'expression qui intéresse Socrate et l'art de disposer de tous les moyens rhétoriques en vue de la persuasion. Platon et Horace sont deux phares importants pour la nouvelle conscience de l'homo literatus Tudor, comme en témoigne A Defence of Poetry de Sir Philip Sidney . Sidney décrit la poésie comme aucun autre écrivain anglais n'avait osé le faire : la poésie n'est plus seulement l'art de la rhétorique ; le poète est doué d'un adflatus divin qui lui permet de dépasser la Nature dans sa création :

‘Only the poet, […], lifted up with the vigour of his own invention, doth grow in effect another nature, in making things either better than nature bringeth forth, or, quite anew, forms such as never were in nature, as the Heroes, Demigods, Cyclops, Chimera, Furies, and such like: 426
Notes
423.

Rhodes, Elizabethan Grotesque, pp. 129-130.

424.

Richard Cody, The Landscape of the Mind, Pastoralism and Platonic Theory in Tasso's Aminta and Shakespeare 's Early Comedies, Oxford: The Clarendon Press, 1969, p. 24.

425.

Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la mélancholie : études historiques et philosophiques : nature, religion, médecine et art, traduit de l'anglais et d'autres langues par Fabienne Durand-Bogaert et Louis Evrard, chapitre 11, Paris: Gallimard, 1989, pp. 389-399.

426.

Sidney , A Defence, p. 23.