1. 7 Dignité humaine et pouvoir divin : le statut du poète

Dans la mesure où la souveraineté de l'esprit à laquelle aspirait l'humanisme cherchait à s'accomplir dans le cadre d'une culture chrétienne, elle signifiait autant le danger que la liberté. L'homme y acquérait une nouvelle dignité mais il se plaçait sous un éclairage ambigu qui allait bientôt révéler une menace. Car dans la mesure où la raison humaine insistait sur son pouvoir "quasi divin", elle était aussi vouée à prendre conscience de ses limites naturelles. La notion judéo-chrétienne de la similitude entre l'homme et Dieu (l'homme "créé à l'image de Dieu") se présente dans l'Oratio de 1486 de Pic de la Mirandole , sous son aspect créateur et dynamique. La libre soumission à la loi divine est présentée comme un acte créateur de la part de l'homme. Cette idée de Pic selon laquelle l'homme est l'artisan de son destin (nous ne voulons pas dire de sa nature) connaît une grande fortune à l'époque de la Renaissance.

Le théâtre du Vice, nous l'avons vu, illustre les défaillances de l'homme à travers une vision tragi-comique du parcours humain ; la tragi-comédie de la Renaissance s'attache aussi à montrer le seuil jusqu'où l'homme peut pousser son hubris. Elle montre en même temps ses limites et ses contradictions.

La critique élisabéthaine de la deuxième moitié du XVIe siècle met en évidence le contexte intellectuel dans lequel les poètes élaborent leurs propres règles. Shakespeare et ses contemporains inscrivent leurs œuvres dans des débats qui opposaient action et contemplation, et qui voyaient harmonies ou discordances entre amours profane et divin, ou entre amour et vertu. D'une part ils mettent en avant la valeur de la vieille tradition littéraire nationale remontant à Chaucer et à Gower et d'autre part se tournent vers les modèles de l'Antiquité et les adaptations qu'offrent les humanistes savants européens. Les voix discursives qui forment le tissu des pièces de Shakespeare sont légion — discours humaniste, chrétien, néoplatonicien, monarchiste, ovidien, essentialiste, nominaliste, maniériste et bien d'autres encore. Cependant, dans la mesure où les discours génèrent des réseaux d'imagerie symbolique et enrôlent des narrations mythologiques pour articuler la vision d'une réalité conçue par l'artiste, on peut reconnaître l'apport incontournable du néoplatonisme chrétien dans la vision tragi-comique des dernières pièces de Shakespeare. Cymbeline , comme nous le verrons dans un prochain chapitre contient une mine d'allusions harmonistes inspirées par la pensée néoplatonicienne chrétienne.

La critique érudite italienne répandait des théories, bien connues des Elisabéthains, selon lesquelles l'artiste est créateur. Puttenham commence son traité en comparant les poètes aux "creating gods" 427 et la Defence de Sidney est un compendium de ces théories. Sidney commence sa poétique par une étude étymologique de la nomination de ‘"this now scorned skill’ 428 " :

‘Among the Romans a poet was called vates, which is as much a diviner, foreseer, or prophet, as by his conjoined words vaticinium and vaticinari is manifest : so heavenly a title did that excellent people bestow upon this heart-ravishing knowledge. 429 ’ ‘For that same exquisite observing of number and measure in the words, and that high flying liberty of conceit proper to the poet, did seem to have some divine force in it 430 .’

Sidney poursuit son étymologie avec une remarque sur la signification du mot "poète", dérivé du grec poiein ("auteur, créateur", "fabricant, artisan"). Il tire argument de cette notion dérivée pour faire un éloge hyperbolique du poète :

‘Only the poet, […], lifted up with the vigour of his own invention, doth grow in effect another nature, in making things either better than nature bringeth forth, or, quite anew, forms such as never were in nature, as the Heroes, Demigods, Cyclops, Chimeras, Furies, and such like : such as he goeth hand in hand with nature, not enclosed within the narrow warrant of her gifts, but freely ranging only within the zodiac of his own wit. 431

La croyance au pouvoir régénérateur des arts, de la poésie et de la musique en particulier est fondamentale dans la pensée humaniste de la Renaissance. Orphée symbolisait le civilisateur et non seulement le séducteur des puissances infernales. Sidney en fait état dans A Defence of Poetry lorsque Orphée et son maître Linus sont salués comme les premiers ‘"that made pens deliverers of their knowledge to posterity […]"’ et comme les guides qui parviennent à conduire ‘"the wild untamed wits to an admiration of knowledge’" 432 .

Malgré ces éloges du poète, Sidney reste prudent et, suivant les préceptes d'Horace , préconise la réserve : le poète doit surtout fournir "delight" et "instruction". Le problème fondamental pour les écrivains demeure : comment se renouveler sans encourir les reproches des moralistes et le mépris des hommes de goût ? Nous avons évoqué le risque que courait l'auteur d'une œuvre trop satirique qui dénonce les travers des grands de ce monde ou qui usurpe le pouvoir de l'Eglise en se prononçant sur la conduite morale 433 . Nous nous contenterons ici de souligner le fait qu'un écrivain pouvait facilement passer pour un malcontent dès lors que toutes les cordes de sa lyre n’étaient pas en harmonie avec le temps présent : un climat de méfiance entourait les satiriques et la moindre critique pouvait soulever des protestations. Le rôle du satirique, selon Joseph Hall 434 , est de ‘"démasquer le laid visage du vice’", et son seul guide est la Vérité. Une lutte entre les prérogatives de la loi personnelle, et celles de la loi divine génère cette prudence de la part de Sidney . Les pages du Mirror for Magistrates (1559), compilation d'ouvrages anonymes à laquelle participent William Baldwin, George Ferrers et Thomas Sackville, et alia, connurent un énorme succès. Celles qui contiennent la complainte de Collingbourne offrent une réflexion sur les dangers de la satire et proposent des leçons de prudence et de modération à l'intention des poètes qui voudraient corriger les mœurs. Un plaidoyer est lancé en faveur d'une plus grande liberté d'expression pour la satire que le "théâtre du Vice" , dès ses premiers pas, propulsa sur l'aire du jeu . Dans cette complainte l'auteur mentionne quelques "recettes" à l'adresse des poètes pour échapper aux attaques des moralistes et pour satisfaire aux goûts du jour ; Horace est pris comme modèle :

‘Belyke no Tyrantes were in Horace dayes
And therefore Poetes freely blamed vyce.
Witness theyr Satyr sharpe, and tragick playes,
With chyefest Prynces chyefly had in pryce.
They name no man, they myxe theyr gall with spyce,
No more do I, I name no man outryght,
But ryddle wise, I meane them as I myght.
[…]
Whan they touch thinges which they wish amended,
To sause them so, that fewe nede be offended.
And so to myxe theyr sharpe rebukes with myrth,
That they maye pearce, not causynge any payne.
[…]
A poet must be pleasaunt, not to playne,
No flatterer, no bolsterer of vyce,
But sound and swete, in all thinges ware and wyse. 435

La nécessité d'une certaine obscurité encourage le goût pour les énigmes, la sprezzatura et l'euphuisme. Cette nécessité devient même vitale pour certains écrivains victimes de l'Edit du 1er juin 1599 qui décrète une censure stricte des écrits satiriques et met nombre d'ouvrages à l'index.

Satire et comédie sont intimement liées : de la même manière que les forces du mal sont ridiculisées dans le théâtre homilétique de la "comédie du mal", la comédie est intimement alliée à la satire qui se veut cathartique . Cette association est exprimée avec clarté dans A Defence of Poetry de Sidney . Aussi convient-il de souligner la confusion qui s'opérait entre le mot satyre et satire. Un Charles Estienne est fidèle à Donat dans la préface qu'il écrit pour sa traduction de l'Andria de Térence en 1542 :

‘De mesmes la vieille comédie fut aussi la satyre , qui estoit une sorte de fable et manière de taxer les mœurs des citoyens, en forme obscure et agreste, sans nommer personne aulcunement ; et en la scene de ladicte satyre n'estoyent introduys que faunes et dieux petulantz, lascives et sauvaiges que l'on appeloit aussi satyres. En icelle ne se declaroit riens que par enigmes et circumlocutions, principalement touchant les haultes et ardues matieres. […] Ceste maniere estoit plus Graecque que Latine : car les Latins composoient plus leurs Satyres par poemes et libelles que aultrement. 436

Erasme applique ce principe dans l'Eloge de la Folie. Aussi l'idée de l'utilisation de la persona du satyre dans l'ancienne comédie correspond-elle à l'usage que les dramaturges du théâtre populaire font du personnage-Vice . Cette précision permet de comprendre le glissement du centre d'intérêt des hommes savants vers la littérature pastorale avec ses nymphes, ses bergers et ses satyres ambigus. D'autre part, avant de quitter ce sujet, rappelons-nous que l'Edit du 1er juin 1599 a comme effet de punir certains excès dans le domaine de la satire et d'en prévenir de nouveaux. L'action des prélats en appliquant l'Edit donne une leçon aux hommes de lettres et leur rappelle qu'aucune prérogative ne leur est accordée en qualité de censeur, de réformateur ou de guide dans ce monde : que la vaniteuse prétention qui fait convoiter cette place est condamnable. Nous pouvons constater que des satiriques comme Marston se tournent vers le théâtre. La comical satire fait son apparition sur la scène anglaise vers 1597 : la satire apprend à critiquer sans adopter le ton d'un sermonnaire puritain, se joignant à des tendances contemporaines plus lyriques (comme l'euphuisme, par exemple), et reflétant dans son miroir désenchanté la nostalgie de ses idéaux qui parfois se confondent avec les regrets du mythe pastoraliste.

Notes
427.

Puttenham, The Arte, p. 3.

428.

Philip Sidney , A Defence of Poetry, éd. Jan van Dorsten, Oxford: OUP, 1997, p. 21.

429.

Sidney , A Defence, p. 21

430.

Ibid., p. 22.

431.

Ibid., pp. 23-24.

432.

Ibid., p. 19.

433.

Consulter Lecoq, La satire , "Satire et société" pp. 47-108 sur l'ambiance sociale entourant les jeunes satiriques désireux de davantage de liberté d'expression.

434.

Louis Lecoq, La satire , p. 46.

435.

Voir William Baldwin, A Mirror for Magistrates, éd. L. B. Campbell, Cambridge, 1938, p. 351, 99-105 ; p. 352, 139-142, 145-147.

436.

Cité par Louis Lecoq, La satire , p. 254.