2. Hybridations pagano-chrétiennnes

2. 1 Discordia concors

Une évolution perceptible dans l'esthétique du grotesque mérite d'être soulignée car elle permet de tracer la courbe que suit l'expression littéraire. Willard Farnham fait remarquer la façon dont la figuration grotesque devient de plus en plus chimérique et perd son allure menaçante lorsque la Renaissance adopte les créations grotesques de la tradition classique : ‘"What dominates is a profusion of delicacy in grotesque imagination which may strike one as being unduly fine-spun"’ 437 : le goût des Elisabéthains porte en effet sur le type d'ornementation bizarre où s'enchevêtrent, dans un mouvement fantastique, les arabesques des végétaux, des animaux et des chimères qui s’inspire des découvertes archéologiques du XVe siècle dans les grottes de la Domus Aurea de Néron. Cette ornementation s'observe dans les lieux sacrés, parfois sous le même toit que ces chapiteaux sculptés de monstres grotesques gothiques sortant de la gueule de l'Enfer. Nous pouvons remarquer aussi comment des putti ailés cabriolent parmi les arabesques, putti appartenant à l'héritage gréco-romain et qui habillent les thèmes chrétiens de l'art renaissant de leurs traits païens. L'habitude artistique s'autorise d'une théorie de la concordance qui découvre un mystère sacré dans la beauté païenne, et une hybridation opère, dans les deux sens, au service de la transmission de la splendeur divine.

Dans les fresques d'Annibal Carrache au palais Farnèse (1597-1604), dans les quatre angles de la célèbre galerie apparaissent des enfants ailés qui luttent deux par deux 438 . Le passage entre les représentations païennes de l'Amour et l'interprétation chrétienne du thème se manifeste ici avec clarté. La présence de ces putti a une valeur symbolique qui est la clef de tout l'ouvrage : le peintre a représenté, sous différents aspects, la lutte entre l'amour sensuel et l'amour épuré, suivant une tradition qui remonte à Platon . Cette lutte se termine, non par l'écrasement, mais par l'apaisement des passions, et les images perdent alors leur caractère lascif pour l'âme purifiée qui les contemple. L'idée générale du combat entre les deux amours permet cette transposition des types et explique en partie la décision d'un prince de l'Eglise, en l'occurrence le cardinal Odoardo Farnese, de faire exécuter pour son palais un décor illustrant des scènes galantes.

Notre détour permet de souligner la facilité avec laquelle les mythes classiques se voient imprimer un élément de doctrine, et les doctrines canoniques un élément de poésie. La nouvelle esthétique grotesque provoque moins le sentiment d'une lutte entre deux forces antagonistes et irréconciliables, mais de son principe antagoniste naît une certaine harmonie , la métamorphose s'accomplissant en discordia concors .

La Renaissance transpose avec autant de facilité une figure de rhétorique chrétienne à un sujet païen ou encore habille sans difficulté un thème chrétien de traits païens. Edgar Wind donne l'exemple de Pic de la Mirandole , qui, comparant les mystères les uns aux autres découvrit une affinité insoupçonnée, dès lors qu'il comprenait la nature des dieux païens dans le sens mystique des platoniciens orphiques, celle de la loi mosaïque dans le sens caché de la Kabbale, et la nature de la grâce chrétienne révélée dans la plénitude des secrets que saint Paul avait dévoilés à Denys l'Aréopagite 439 . Selon Wind, on tenait pour concordantes et interchangeables les sources chrétiennes et platoniciennes de la révélation. Ses recherches sur Ficin et sur Pic de la Mirandole font ressortir notamment cette concordance :

‘[…] suivant Pic, les trois phases de l'extase angélique définies par Denys l'Aréopagite : purgariilluminariperfici (purification, illumination, perfectionnement, De coelesti hierarchia, VII, III), et prétendument traversées par saint Paul en personne lorsqu'il fut "transporté au troisième ciel" (cf. II Cor., XII, 2), s'accordent avec les trois inscriptions du temple d'Apollon à Delphes […] telles que les rapporte Plutarque, De E apud Delphos, 2 (Moralia, 385d). 440

Un parallèle similaire mérite d'être souligné en ce qui concerne les bouc-émissaires-héros-rédempteurs de la mythologie classique dont le parcours correspond à celui du Christ et à maints héros et héroïnes du théâtre tragi-comique anglais. Les dramaturges anglais suivent l'exemple de Socrate aussi qui emploie le langage des mythes pour établir des analogies avec sa situation individuelle :

‘[…] je laisse de côté toutes ces histoires et je m'en rapporte là-dessus à la croyance commune ; et, […], au lieu d'examiner ces phénomènes, je m'examine moi-même ; je veux savoir si je suis un monstre plus compliqué et plus aveugle que Typhon, ou un être plus doux et plus simple et qui tient de la nature une part de lumière et de divinité. 441 ’ ‘Cher Pan , et vous, divinités de ces lieux, donnez-moi la beauté intérieure, et que l'extérieur soit en harmonie avec l'intérieur. 442

Dansle Phèdre, comme dans une pièce pastorale italienne, Eros plane au-dessus de tout l'univers et rend le discours entre les dieux et les hommes possible, et harmonise l'ensemble du cosmos. Malgré le sentiment de beauté environnant Phèdre et Socrate , il est laissé entendre que la vie sensorielle doit être transcendée, impulsion nouménale qui est identifiée comme étant orphique par Socrate dans le Cratyle (400c). Le pastoralisme de la Fabula di

Orfeo (1471) d'Ange Politien et de l'Aminta (1573) du Tasse est partiellement anticipé dans le Phèdre : l'artifice et l'ésotérisme ludique sont déjà présents ainsi que des éléments mythologiques appartenant au registre littéraire pastoral. Le dialogue socratique empreint d'ironie invite à adopter une attitude tragi-comique face aux vicissitudes de la vie.

A notre sens l'analogie établie entre le poète de la Renaissance et le poète-musicien Orphée est d'une importance capitale dans l'analyse de la vision tragi-comique renaissante. Tout d'abord de nombreux critiques s'accordent à dire que la comédie pastorale , issue du sol italien, a énormément contribué à ce genre. On reconnaît La Fable d'Orphée (Fabula di Orfeo , 1471) de Politien , écrit dans la tradition des rappresentazioni sacre, comme la première tragi-comédie . Le choix du titre s'explique par ces transitions qui s'effectuent entre païens et chrétiens : Orphée a le mérite d'avoir converti la théologie grecque du polythéisme au monothéisme et d'avoir ainsi sauvegardé la sagesse contenue dans les fables des Gentils — la mythologie classique 443 . En tant que victime de démembrement il incarne l'Un dans le Multiple. Ange Politien, élève du néo-platonicien Marsile Ficin , protégé et ami de Laurent le Magnifique ainsi que toute la famille des Médicis, reflète dans son œuvre une tendance représentative du Quattrocento italien qui remplace la Vierge et les saints par les héros et les dieux, et les rugueux accents bibliques par le goût de l'érudition, de l'art et des plaisirs sensuels. La Fable d'Orphée ne renouvelle pas le genre dramatique : l'action est presque inexistante, et il s'agit d'une juxtaposition de tableaux. En outre la pièce se ressent de la hâte avec laquelle elle a été écrite, puisqu'elle est improvisée en deux jours à Mantoue. Politien est célébré par les critiques littéraires surtout pour avoir tenté la fusion des traditions païennes et religieuses dans son drame pastoral, la première pièce séculaire en langue italienne. L'ambiguïté typique de la pastorale est présente dans le portrait de l'amour nourri de l'équation que les néoplatoniciens instaurent entre la mort et l'amour : Ficin nous fournit un raisonnement orphique et platonicien lorsqu'il écrit :

‘Love is called by Plato bitter, and not unjustly, because death is inseparable from love. And Orpheus called love bitter-sweet […] because love is a voluntary death. 444

Il est significatif qu'Orphée soit présenté comme le prophète apollinien et l'homme des douleurs bachiques dans cette pièce ; il est déchiré entre les deux, tout en sachant que ces dieux ne font qu'un. Politien traite du mystère orphique avec dextérité et fait de la scène du regard en arrière vers Eurydice le moment crucial de la vie du berger, et la ligne de division entre Apollon et son frère inséparable, Pluton. Orphée qui implore Pluton en attribuant à "cruel love" 445 la cause de sa requête réveille la sensibilité de Proserpine qui voit la pitié pour la première fois triompher dans le royaume des morts. Pluton est amené à fléchir ses lois inflexibles suite à l'imploration de sa femme : ‘"for the sake of his song, his love, and his just prayers"’ 446 . Pluton prononce les conditions de la récupération d'Eurydice, la partie charnelle et basse d'Orphée en ces termes : ‘"Therefore, Orpheus, restrain thy great desire. ’ ‘And if thou fail she shall at once be snatched from thee’" 447 . L'échec d'Orphée est attribué par Eurydice à leur amour trop grand lorsqu'elle est arrachée de sa vue. Orphée ne réussit pas à repousser ni à tempérer son désir et n'accomplit pas la tâche qu'il s'est donné. Comme le souligne Richard Cody 448 la mort d'Orphée n'est pas présentée d'une manière tragique par Politien — il ne chante pas sa mort aux mains des bacchantes. D'une manière similaire, l'emphase dans les Georgiques, dans les Métamorphoses, dans le Banquet, dans la Consolation de la Philosophie est sur le pouvoir du chant orphique à séduire Hadès et à survivre dans une voix qui intègre et le bachique et l'apollinien. Selon Ficin , Orphée illustre le mieux le pouvoir universel d'Eros . Ficin, faisant référence au Phèdre de Platon (265 b), attribue à Orphée les quatre différentes formes de délire divin distinguées par Socrate ; celle de la poésie, ou des Muses ; celle du mystère rituel, ou de Dionysos ; celle de la prophétie, ou d'Apollon ; celle de l'amour, ou d'Aphrodite et d'Eros. Cody résume la pensée de Ficin ainsi :

‘The human soul, being full of discord, needs the music of poetry to temper it, the Bacchic sacrifice to unify its parts, the Apolline vision to reveal the transcendent unity behind and before it, and the passion for beauty to unite it with God. 449

. Pour Pic de la Mirandole et d'autres initiés de l'académie de Ficin le mythe d'Orphée est une allégorie de la mort et de la renaissance de l'âme rationnelle, perdue et retrouvée dans les flammes de l'amour intellectuel. Lorsque l'amant meurt il est transformé en ange, métamorphose qui correspond à la phase d'intériorisation de l'ascension érotique tel que Le Banquet , Il Cortegiano (1528) de Baldassare Castiglione et maints poèmes de la Renaissance le raconte : une ascension dans l'échelle de l'être qui va du désir charnel au désir de s'unir avec l'Intelligence Première dans laquelle réside la Beauté. Comme le christianisme avec lequel elle se mêle, la théorie platonicienne de l'âme, de l'immortalité, de la réincarnation, et des Idées entraîne un affaiblissement de Thanatos et le renforcement correspondant d'Eros . Le drame pastoral voit le moment critique où la poésie tragique de la mort cède la place à la poésie élégiaque de l'amour dans la pièce de Politien 450 . Le choix du héros éponyme est significatif car Orphée, en qualité de théologien et de poète-musicien, est doué d'une voix capable de restituer toutes les impressions sensorielles et métaphysiques qui sollicitent l'esprit humain.

Notes
437.

Farnham, The Shakespearean Grotesque, p. 9.

438.

Voir illustration : Annexe 16.

439.

Voir Edgar Wind, Mystères païens de la Renaissance, Paris: Gallimard, 1992, p. 32, n. 14 : "Ces livres [de la Kabbale], je me les suis procurés à grands frais, et les ai lus avec la plus extrême attention et au prix d'immenses efforts. En eux – Dieu m'est témoin – je trouvai la religion non tant juive que chrétienne ; j'y vis le mystère de la Trinité, l'incarnation du Verbe, la divinité du Messie …j'y lus les mêmes choses que nous lisons chaque jour dans Paul et Denys, dans Jérôme et Augustin. Sur ces questions qui touchent à la philosophie vous croiriez entendre Pythagore et Platon , dont les théories sont si proches de la foi chrétienne que notre Augustin a rendu infiniment grâce à Dieu que les livres des platoniciens lui fussent tombés entre les mains" (De hominis dignitate, éd. Garin, p. 160).

440.

Wind, Mystères païens, p. 35, n. 25.

441.

Platon , Phèdre, 230a, traduit par Emile Chambry, Paris: Flammarion, 1964, réimp. 1992, p. 118.

442.

Ibid., p. 200.

443.

Cody, The Landscape, p. 32.

444.

Cody, The Landscape, p. 37. Cody cite Ficin , Opera, ii. 1327 (In Convivium).

445.

L'édition de la pièce utilisée est la traduction de Louis E. Lord, A Translation of the Orpheus of Angelo Politian and the Aminta of Torquato Tasso, London: OUP, 1931, p. 94.

446.

Traduction de Louis E. Lord, A Translation of the Orpheus of Angelo Politian and the Aminta of Torquato Tasso, London: OUP, 1931, p. 96.

447.

Ibid., p. 98

448.

Cody, The Landscape, p. 34.

449.

Ibid., p. 28. Cody fait le résumé du commentaire de Ficin extrait d'Opera, ii. 1361-2 (In Convivium).

450.

Cody, The Landscape, p. 30.