2. 2 Orphée , héros des "romances " shakespeariennes

Northrop Frye fait remarquer qu'Orphée est le héros des quatre "romances " de Shakespeare (Cymbeline , Pericles , The Winter's Tale, The Tempest ) : c'est ‘"the musical, magical, and pastoral power that awakens Thaisa and Hermione, that draws Ferdinand toward Miranda, that signalizes the ritual death of Imogen and that gives strange dreams to Caliban."’ 451 L'histoire d'Orphée est celle de la tension entre la perte et la restauration de l'harmonie . Fortune, le caprice des dieux, ou encore des fées provoquent l'aliénation des cœurs et des corps et infligent de longues souffrances ; mais avec le temps le pouvoir de la musique et de l'amour s'affirme, rachète la nature et restaure l'harmonie. Le grand thème que nous retrouvons de Pericles dans The Tempest est celui de la perte et de l'aliénation dans un monde déstabilisé, compensé par le juste retour de l'être aliéné, de l'affection perdue dans un monde rétabli.

Pericles , roi de Tyr, homme essentiellement bon, subit une série d'épreuves à valeur symbolique dans laquelle la rencontre avec le péché ajoute à la connaissance de soi et des hommes et lui ouvre les yeux sur l'abîme sans fond que recouvre le mal. La première aventure de Pericles commande la suite de son parcours. L'éblouissante beauté de la fille d'Antiochus recèle la mystérieuse horreur de l'inceste et révèle la coexistence de la beauté et de la laideur, de la grâce et du péché dont la complicité ouvre sur la mort. Enrichi de cette expérience, Periclès prend la fuite, d'une part pour éviter à son peuple les conséquences ruineuses d'une invasion engendrée par la vengeance du tyran Antiochus et d'autre part pour se mettre en règle avec lui-même, pour apaiser une conscience bouleversée par cette première vision du mal génératrice d'angoisse. Pericles se soumet à la rude épreuve du voyage pour approfondir la connaissance de soi et des hommes que sa position jusqu'alors privilégiée de roi ne lui avait pas permis d'explorer. Le thème de la tempête est un véritable actant dans la pièce. La première tempête que subit Pericles lui apprend l'humilité :

‘PERICLES
Yet cease your ire, you angry stars of heaven !
Wind, rain, and thunder, remember earthly man
Is but a substance that must yield to you ;
And I, as fits my nature, do obey you.

(Pericles , 2. 1. 1-4)’ ‘Thou art the rudeliest welcome to this world
That e'er was prince's child. Happy what follows !
Thou hast as chiding a nativity
As fire, air, water and earth, and heaven can make,
To herald thee from the womb. [Poor inch of nature !]
Even at the first thy loss is more than can
Thy portage quit, with all thou canst find here.
Now the good gods throw their best eyes upon't !
(Pericles 452 , 3. 1. 30-37)’

Thaisa est confiée aux mystérieuses métamorphoses de l'océan et sa résurrection aura lieu lorsqu'elle échoue miraculeusement à Ephèse où Cerimon, mi-médecin, mi-magicien, détenteur de secrets qui commandent à la vie et à la mort, la réanime. Une fusion similaire du tragique et du comique est opérée dans The Winter's Tale dans la troisième scène de l'acte 3 où le vieux berger découvre Perdita abandonnée sur les rives de la Bohême par Antigonus après un voyage en mer. Les paroles que le berger adresse à son fils, dont le récit des marins avalés par la mer et d'Antigonus à moitié avalé par un ours relève du comique grotesque , rappellent la polarisation du comique et du tragique dans le discours de Pericles précité :

‘OLD SHEPHERD
Heavy matters, heavy matters. But look thee here, boy. Now blessthyself. Thou metst with things dying, I with things new-born.

(The Winter's Tale, 3. 3. 104-105)’

La résurrection de Thaisa est chargée d'une poésie et d'un symbolisme qui n'est pas traité ouvertement ici sur le plan spirituel, mais qui transparaît à travers le lyrisme mystique dont la beauté de Thaisa est parée — beauté désormais intacte et parfaite puisqu'elle se confie à Diane, belle et chaste — en attendant le moment des retrouvailles. Cerimon fait appel à la musique pour ramener Thaisa à la vie :

‘The still and woeful music that we have,
Cause it to sound, beseech you. [Music]
The viol once more ; […]
(Pericles , 3. 2. 90-92)’

Le quatrième acte de Pericles est consacré aux épreuves que Marina doit subir pour rester fidèle à sa déesse tutélaire, Diane, et se défendre contre le trio des marchands de virginités. La guérison de Pericles s'opère par Marina dont la pureté transcendantale inspire la réforme de Lysimachus qui la libère pour la diriger vers son père aliéné au monde et à lui-même et enfermé dans un mutisme qui le voue à la mort. La scène de sa résurrection fait appel à la musique, à la voix de Marina. La musique prélude au miracle de la spiritualité retrouvée, à la pénétration réciproque des émotions qui après une séquence d'hésitation s'élancent dans l'union mystique proche de l'extase. Le tout se déroule avec la lenteur et la gravité d'une cérémonie religieuse ou d'une révélation céleste. Pericles reçoit la vie de sa fille qui se restitue à lui par la magie de son récit en refoulant le désir de mourir du père. Marina, aidée par la grâce de Diane, la déesse qui préside à la pièce, est de nature instrumentale dans la guérison de Pericles. Après ses tribulations qui vont jusqu'à la négation du soi ultime, il est préparé à recevoir la joie qui dépasse toutes les peines éprouvées, celle qui lui permet de voir au-delà de l'épreuve tragique. Nous sommes confrontés à une réconciliation qui prend un sens beaucoup plus profond que les fins heureuses des romances mythologiques telles que John Lyly les concevait. Les deux pôles extrêmes de l'art shakespearien, le comique et le tragique, se fondent pour révéler une vérité de l'ordre du miraculeux. Shakespeare exprime l'effet créé par cette fusion dans l'épitaphe que Pericles qui revient lentement à la vie attribue à Marina :

‘[…] yet thou dost look
Like Patience gazing on kings' graves, and smiling
Extremity out of act.

(Pericles , 5. 1. 137-139)’

Marina incarne l'endurance, la capacité de transcender toute affliction tragique, la patience stoïcienne qui ne cède pas à l'assaut des passions dérangées. Le commentaire de G. Wilson Knight sur ce passage enchâsse une analogie qui démontre la profondeur de la vision communiquée par l'image de Marina inspirée sans doute d'une statue de Patience surplombant une tombe :

‘We remember Viola's 'Patience on a monument smiling at grief' (Twelfth Night , 2. 4. 116) ; but these lines hold a deeper penetration. The whole world of great tragedy ('kings' graves') is subdued to an over-watching figure like Cordelia's love by the bedside of Lear's sleep. 'Extremity', that is disaster in all its finality (with perhaps a further suggestion of endless time), is therefore negated, put out of action, by a serene assurance corresponding to St. Paul's certainty in 'O death, where is thy sting ?' Patience is here an all-enduring calm seeing through tragedy to the end ; smiling through endless death to ever-living eternity. 453

Wilson Knight situe Pericles dans la lignée des pièces allégoriques qui illustrent la vie du bon chrétien. Bien que Shakespeare fasse appel à l'intervention de la déesse païenne Diane et au mysticisme de la musique des sphères pour fermer le cercle des réconciliations et effectuer le retour de Thaisa, l'hybridation avec la littérature médiévale de la vie des saints ne peut pas être ignorée. Le symbolisme mystique joue pleinement, rapprochant la vie de la mort et la mort de la vie dans la scène de la réconciliation de Pericles et de sa femme, scène dans laquelle cette dernière sera atteinte d'une mort feinte une fois de plus en revoyant Pericles. La vie et l'amour triomphent dans ces figurations de miracles qui diffusent un effet d'émerveillement si important au dénouement des pièces "providentielles" d'essence tragi-comique.

Dans The Winter's Tale Hermione, suivant les instructions de Paulina, dispensées à la manière de Vénus lors de sa transformation en chair et en os de la statue tant aimée de Pygmalion, feint de reprendre vie au moment où la musique répand ses pouvoirs thérapeutiques. La scène de réconciliation avec Leontes s'effectue d'une manière semblable à la scène de résurrection de Pericles : la musique prélude au miracle , agencé par Paulina qui manipule les émotions de Leontes pour en faire le jouet d'une illusion quasi divine :

‘LEONTES
Do not draw the curtain.
PAULINA
No longer shall you gaze on't, lest your fancy
May think anon it moves.
(The Winter's Tale, 5. 3. 59-61)’

Paulina ne cesse d'attiser le désir que Leontes chérit de voir transformer la statue en chair et en os, et en même temps réalise son projet (ainsi que celui que nourrit l'artiste créateur), sans être accusée de sorcellerie :

‘PAULINA
I'll draw the curtain.
My lord's almost so far transported that
He'll think anon it lives.
LEONTES
O sweet Paulina,
Make me to think so twenty years together.
No settled senses of the world can match
The pleasure of that madness. Let't alone.
PAULINA
I am sorry, sir, I have thus far stirred you ; but
I could afflict you farther.
LEONTES
Do, Paulina,
For this affliction has a taste as sweet
As any cordial comfort. Still methinks
There is an air comes from her. What fine chisel
Could ever yet cut breath ? Let no man mock me,
For I will kiss her.

(The Winter's Tale, 5. 3. 67-79)’

Leontes reçoit de nouveau sa femme Hermione qui lui est restituée par la magie feinte de Paulina, magie qui dispersera les ombres du mauvais rêve et replacera les personnages réconciliés dans le dessin d'une nouvelle vie prête à se projeter dans l'avenir. La tragédie est transcendée par la joie disséminée après le miracle des résurrections et réconciliations inattendues.

‘Dans The Tempest , Caliban, qui reste pour Prospero

A devil, a born devil, on whose nature
Nurture can never stick, on whom my pains,
Humanely taken, all, all lost, quite lost,
And, as with age his body uglier grows,
So his mind cankers. […]

(The Tempest , 4. 1. 188-192)’

arbore néanmoins une puissance de rêve et une grande réserve de sensibilité qui inspire en lui cet hommage émouvant à la musique :

‘CALIBAN
Be not afeard. The isle is full of noises,
Sounds, and sweet airs, that give delight and hurt not.
Sometimes a thousand twangling instruments
Will hum about mine ears, and sometime voices
That if I then had waked after long sleep
Will make me sleep again ; and then in dreaming
The clouds methought would open and show riches
Ready to drop upon me, that when I waked
I cried to dream again.

(The Tempest , 3. 2. 130-138)’

Comme le suggère Frank Kermode dans l'introduction de l'édition Arden de la pièce 454 , Caliban est une inversion du héros pastoral, et nous pouvons mesurer la civilité et l'Art qui améliore la Nature contre son aulne : son portrait permet au dramaturge de faire ressortir non seulement la supériorité de l'Art mais aussi sa décadence. Pour Antonio, noble perverti, les paroles de Prospero :

‘Though with their high wrongs I am struck to th' quick,
Yet with my nobler reason 'gainst my fury
Do I take part. The rarer action is
In virtue than in vengeance.

(The Tempest , 5. 1. 25-28)’

n'auraient pas de sens. Un tel décadent, selon les critères de l'époque, s'abaisse plus bas qu'une brute dans son désir de faire le mal. Kermode résume la situation ainsi :

‘In so far as Caliban is his (Antonio's) measure, the natural man functions like the virtuous shepherd of normal pastoral, to indicate corruption and degeneracy in the civilized world ; if the natural man is a brute, so much more terrible is the sin of the nobleman who abases himself below the natural. 455

Prospero mène à bien la partie de sa tâche qui lui tenait le plus à cœur : la punition des méchants à qui le recours au repentir sera imposé. S'il parvient à forcer à la pénitence les âmes éclairées sur leur vilenie, il n'en demeure pas moins que le sinistre Antonio, être civilisé et capable de se racheter, se tient à l'écart dans la scène finale en s'enfermant dans un mutisme menaçant, tandis que Ferdinand se fait prendre par l'innocente Miranda en train de tricher aux échecs (5. 1. 173-176). Si l'éducation n'a pas eu prise sur la nature de Caliban et la raison n'a pu gagner sur son instinct, ce n'est pas pour son incontinence mais à cause de sa nature de primitif. Prospero sait qu'il échoue pour ce qui concerne l'éducation de Caliban — la soif de liberté est inextinguible et il y a dans sa nature vile ‘"that in't which good natures / Could not abide to be with"’(1. 2. 362-363). Caliban est la preuve que l'éducation, — ‘"that harp of Orpheus, that lute of Amphion, so elegantly figur'd by the Poets to have wrought such Miracles among irrational and insensible Creatures, which raiseth beauty even out of deformity, order and regularity out of Chaos and confusion’ 456 ," selon la théorie d'Edward Phillips, le neveu de John Milton, — est non seulement une perte de temps dans son cas mais aussi une démarche nocive : tout le profit qu'il tire de l'apprentissage du langage est investi dans l'art de la malédiction. Shakespeare s'emploie aussi à déstructurer les mythes conventionnels, à les prendre à rebrousse poil pour porter à la scène sa conception tragi-comique d'un monde en pleine mouvance. Une étude approfondie de Cymbeline fournira une autre illustration du détournement des mythes conventionnels dans un prochain chapitre.

Notes
451.

Frye, A Natural Perspective, p. 147.

452.

L'édition utilisée est celle de l'Arden Shakespeare , édité par F. D. Hoeniger, London: Methuen, 1969.

453.

G. Wilson Knight, The Crown of Life. Essays in Interpretation of Shakespeare 's Final Plays, London: Methuen, 1985, p. 65.

454.

The Tempest , éd. Frank Kermode, The Arden Shakespeare , London: Methuen, 1980, xliii.

455.

Ibid., Introduction, liv.

456.

The Tempest , Arden Edition, Introduction, liv.