2. 3 La genèse d'un genre théâtral nouveau

En Italie, en France ou encore en Angleterre la nature des genres va être au centre de polémiques et des querelles vont éclater quant à la dénomination du genre naissant. Selon les champions de la tragi-comédie d'alors ce genre n'est point un mélange fortuit de tragique et de comique mais le fruit d'un savant dosage pour créer des effets spécifiques et apporter un souffle nouveau au théâtre. Bien que la forme existe historiquement depuis des lustres, de nos jours encore les définitions génériques sont peu satisfaisantes. Les critiques classiques grecs ou latins n'ont jamais été très convaincant sur le sujet et ce semi échec illustre la complexité de la tâche. Certes Plaute expose, mais sur un ton désinvolte qui sème le doute dans le prologue de l'Amphytrion et par la bouche de Mercure, une analyse dont la rhétorique est séduisante mais qui demeure néanmoins une esquisse :

‘Mais il est temps de vous dire d'abord ce que je suis venu vous demander ; je vous exposerai ensuite le sujet de cette tragédie . Eh quoi ! vous froncez le sourcil, parce que je vous annonce une tragédie ! Ne suis-je pas un dieu ? Si cela vous fait plaisir, je ferai de la tragédie une comédie , sans y changer un seul vers. Parlez ! Que voulez-vous que soit la pièce qu'on va jouer ? Mais je n'y pense pas, de vous faire cette question ; comme si ma divinité ne savait pas d'avance votre goût. Oui, vous dis-je, je sais ce que vous désirez ; et je vais vous arrangez une tragi-comédie . Car une pièce où paraissent des dieux et des rois, ne peut pas décemment être tout à fait une comédie. D'un autre côté, un esclave y doit aussi jouer un rôle. J'accommoderai donc tout cela, en faisant, comme je vous disais, une tragi-comédie 457 :’

Cette pièce, unique parmi les compositions latines, rend perplexes les commentateurs du XVIe siècle mais surtout attise les rancœurs des détracteurs de Plaute . Et pourtant elle montre que son auteur pressentait l'interchangeabilité de la tragédie et de la comédie et que cette duplicité allait nourrir un théâtre naissant dont Shakespeare allait devenir le maître incontesté. N'oublions pas qu'Aristote et Horace condamnaient le mélange des deux genres et que Ciceron décrétait "In tragedy anything comic is a defect and in comedy anything tragic is unseemly." 458 L'amalgame du tragique et du comique dans la dramaturgie était rejeté pour son manque d'esthétique et peu d'analystes tentèrent de jeter les bases d'une codification dans ce contexte. Giovan Battista Guarini et son disciple, John Fletcher , sont probablement les seuls dramaturges de théâtre séculaire à proposer des définitions en vue de créer un genre à part entière. Un autre dramaturge cependant, Giraldi Cinthio , mérite que l'on s'attarde quelques instants sur la tonalité de ses pièces. Bien qu'il semble privilégier le cadre classique et classe ses neuf pièces parmi les tragédies, il est intéressant de noter que six d'entre elles ont un dénouement comique. Son expérimentation du drame mixte n'est pas fortuite puisqu'il tente dans son Discorsi intorno al comporre de i romanzi, delle commedie, e delle tragedie, etc. de 1554 de justifier les dénouements en contre point de ses tragédies, en intégrant conjointement les conceptions plautéenne et aristotélienne du théâtre :

‘And here it should be understood that though double tragedies (tragedie doppie) are little praised by Aristotle (though some think otherwise) double structure is nonetheless to be much praised in comedy, and has made the plays of Terence succeed wonderfully. I call that plot double which has in its action diverse kinds of persons of the same station in life, as two lovers of different character, two old men of varied nature, two servants of opposite morals, and other such things, as they may be seen in the Andria and in the other plots of the same poet, where it is clear that these like persons of unlike habits make the knot and the solution of the plot very pleasing. And I believe that if this should be well imitated in tragedy by a good poet, and the knot so arranged that its solution will not bring confusion, double structure in tragedy will not be less pleasing (always remembering the reverence due to Aristotle) than it is in comedy. If there have been those who have favored this method and held an opinion unlike that of Aristotle, they are not, I think, to be blamed, especially if the tragedy has a happy end, for this kind of end is much like that of comedy, and therefore such a tragedy can be like comedy in its imitation of the action […] 459

Cependant si Cinthio admet que le prologue de l'Amphytrion de Plaute est une justification de la tragédie au dénouement heureux, il n'accepte pas l'idée que Plaute tente d'ébaucher un genre nouveau. Cinthio ne cesse de faire l'éloge de Sénèque , qu'il place au-dessus des dramaturges grecs sans toutefois suivre scrupuleusement le modèle de son maître et selon ses propres paroles :

‘composed some in this [mixed] form, such as Altile, Selene, the Antivalomeni, and others, merely as a concession to the spectators and to make the plays appear more pleasing on the stage, and that I may be in conformity with the custom of our times, only to serve the spectators and to secure a more pleasing on the stage and to conform more closely to the fashion of our time. 460

Tout en s'efforçant de mettre en pratique l'approche aristotélicienne du théâtre, Cinthio privilégie les dénouements heureux, et en restant fidèle aux cadres définis par Horace et Sénèque , donne une nouvelle dimension à son théâtre en y intégrant les desiderata des spectateurs. Selon Marvin Herrick Cinthio n'emploie jamais le terme "justice poétique" mais en est un fervent défenseur comme le montre de nombreux exemples présents dans les Hecatommithi et dont plusieurs novelli lui fournissent les intrigues de ses tragédies mixtes. Le public a toujours apprécié de voir la vertu récompensée et le vice puni, et comme le suggère M. Herrick 461 , le respect de la "justice poétique" est certainement un élément incontournable de tout théâtre populaire qui tient compte des goûts des spectateurs. A travers ces tragedia mista, ou tragédies aux dénouements heureux, et ce nouveau concept, Cinthio fertilisait et ensemençait le terrain qui allait générer les futures tragi-comédies de Greene , de Shakespeare , de Guarini , de Beaumont et Fletcher et d'autres auteurs de tragi-comédies de la Renaissance.

Notes
457.

Plaute , Amphitryon , dans Théâtre complet des latins comprenant Plaute, Térence et Sénèque le tragique, trad. M. Nisard, Paris: J. Dubochet et Compagnie, 1844, Prologue, p. 2.

458.

Cité par Marvin T. Herrick, Tragicomedy, p. 3.

459.

Gilbert, Literary Criticism, p. 254.

460.

Gilbert, Literary Criticism, p. 256.

461.

Herrick, Tragicomedy, p. 72.