2. 4 Mongrel tragi-comedy : pratiques et théories

Pour une compréhension plus satisfaisante de l'évolution de ce "mongrel tragi-comedy" vers un genre canoniquement respectable, voire même florissant au début du XVIIe siècle il nous faut étudier ses débuts en Angleterre à partir d'exemples qui donnent un aperçu des conceptions kaléidoscopiques soumises au regard spéculaire. En réalité on peut remarquer un décalage, et notamment en Angleterre, entre la pratique et la théorie. Dans ce contexte il est intéressant d'analyser les propos de George Whetstone, l'auteur de Promos and Cassandra (1578), pièce inspirée par l'Epitia de Cinthio qui est l'adaptation théâtrale d'une des novelli de l'Hecatommithi que Shakespeare transpose à la scène dans Measure for Measure . La dédicace de la pièce de Whetstone se fait l'écho de la situation du théâtre contemporain pris dans son ensemble : la convenance, le respect du décorum tel que le définissent les humanistes, doit être impérativement appliquée. Cette dédicace préfigure la critique que fera Sidney quelques années plus tard. Tout d'abord il défend le choix du sujet "vertue intermyyxt with vice, vnlawfull desyres (yf it were posible) queancht with chaste denyals" et cite Platon pour justifier la présentation de telles actions au regard du public :

‘Nawghtinesse commes of the corruption of nature, and not by readinge or hearinge the liues of the good or lewde (for such publication is necessarye), but goodnesse (sayth he) is beawtifyed by either action. And to these endes Menander, Plautus, and Terence , them selues many yeares since intombed, (by their Commedies) in honour liue at this daye. 462

Puis Whetstone jette un regard critique sur la qualité de ce qu'il dénomme les "commedies" en différentes contrés. En Italie elles sont toutes trop lascives, en Allemagne trop eschatologiques et proposent "on euerye common Stage what Preachers should pronounce in Pulpets" 463 . Ce que Whetstone reproche surtout à ses contemporains dramaturges c'est le non-respect du décorum que des érudits universitaires comme lui souhaitent imposer à la place du tohu-bohu des traditions dramatiques existantes.

‘The Englishman in this quallitie is most vaine, indiscreete, and out of order : he fyrst groundes his worke on impossibilities ; then in three howers ronnes he throwe the worlde, marryes, gets Children, makes Children men, men to conquer kingdomes, murder Monsters, and bringeth Gods from Heauen, and fetcheth Diuels from Hel. […] Manye tymes (to make mirthe) they make a Clowne companion with a Kinge; in theyr graue Counsels they allow the aduise of fooles ; yea, they vse one order of speach for all persons : a grose Indecorum, for a Crowe wyll yll counterfet the Nightingale's sweete voice ; euen so affected speeche doth misbecome a Clowne. 464

Par contre dans sa pièce, Promos and Cassandra, il en est tout autrement : Whetstone associe intimement des intermèdes chantés par le bouffon au thème tragique.

Dans une satire écrite par Joseph Hall le mépris pour les pièces qui mélangent les conventions de la comédie avec celles de la tragédie est exprimé avec éloquence. Elle permet d'établir un "portrait–robot" du "mongrel tragi-comedy" dont nous ferons ressortir les traits principaux :

‘Now lest such frightful shows of Fortune's fall,
And bloody tyrant's rage, should chance appal
The dead-struck audience, midst the silent rout
Comes leaping in a self-misformed lout,
And laughs, and grins, and frames his mimic face,
And justles straight into the prince's place.
Then doth the theatre echo all aloud,
With gladsome noise of that applauding crowd.
A goodly hoch-poch, when vile russetings
Are match'd with monarchs, and with mighty kings.
A goodly grace to sober tragic muse,
When each base clown, his clumsy fist doth bruise,
And show his teeth in double rotten row,
For laughter at his self-resembled show. 465

Hall fait allusion aux brassages des personnages appartenant aux couches populaires et aristocratiques qui effacent ainsi les frontières entre la comédie et la tragédie . La tension dramatique dans le type de pièce évoqué débouche sur une farce grotesque et le ton tragique chute du sublime au ridicule, l'effet cathartique de la tragédie étant bafoué. Le non-respect du décorum est déploré par les protagonistes des formes dramatiques séparées et la tragédie au dénouement heureux est contestée. Comme nous l'avons déjà souligné, Hall satirise aussi les hauts et les bas du style employé dans le type de "hoch-poch" évoqué : Hall raille ces pièces dans lesquelles la muse tragique au langage relevé et emphatique est brusquement heurtée par la kinésique vulgaire d'un clown hilare recherchant à déclencher le rire de l'assistance. 466

Hall ne voit pas l'intérêt de la présence d'un bouffon ou de scènes de clownerie dans les tragédies d'inspiration néoclassique. Peut-être songe-t-il à une pièce comme Cambyses qui est souvent critiquée pour ses mélanges de tragique et de farce. Cependant une étude poussée des techniques dramaturgiques mises en œuvre démontre que la pièce est loin d'être un assemblage fortuit. Le Vice, Ambidexter , occupe un rôle clé dans l'agencement des épisodes, et son auteur, Preston, fait preuve d'un certain talent dans l'orchestration de l'espace-temps 467 .

La tradition du drame métissé à laquelle se heurte l'aristocratie érudite désireuse de l'éclipser en faveur de "right comedies" et de "right tragedies" pour reprendre les termes de Sidney , est profondément ancrée. Si le théâtre Tudor 468 ne se coule pas facilement dans les moules propres à la comédie térentienne et à la tragédie sénéquienne il n'est pas pour autant inflexible. Sans répudier les genres de la tragédie et de la comédie mis en relief par les multiples artes poeticae de la critique littéraire, ce théâtre en fait tout simplement des variantes supplémentaires de son métissage héréditaire. Il en résulte que la nomenclature générique s'applique avec beaucoup de fluidité et peu de discrimination — en témoigne la liste d'épithètes infiniment longue que Polonius nous propose 469 .

Notes
462.

George Whetstone, Promos and Cassandra, Dedication to William Fleetewoode (1578), in Norbert H. Platz, English Dramatic Theories, vol. 1, p. 17.

463.

Ibid., p. 17.

464.

Whetstone, Promos and Cassandra, p. 17.

465.

Cité par Madeleine Doran, Endeavours of Art, Madison, Wisconsin: University of Wisconsin Press, 1964, p. 195.

466.

Voir le mépris exprimé par Sidney à propos du gros rire : A Defence, p. 69.

467.

Voir l'étude détaillée de la mise en place du cadre spatio-temporel de Cambyses et d'Apius & Virginia de Norah Phoenix dans "Dramaturgie de l'espace-temps sur la scène Tudor, pp. 297-487.

468.

Par "théâtre Tudor" nous entendons les différentes manifestations dramatiques qui occupent la scène anglaise pendant la dynastie des Tudor.

469.

Pour une étude de la signification supposée de la nomenclature dont Polonius fait usage consulter Allardyce Nicoll, "Elizabethan Dramatic Nomenclature", Bulletin of the John Rylands Library Manchester, vol. 43, 1960-1961, pp. 70-87. Nicoll fait remarquer les connotations différentes associées à "comedy" après l'ouverture du théâtre public "The Theatre" en 1576 : "While it still continues to be employed at times simply in the sense of "a dramatic work", its specific application to a special category of drama becomes more formalized, and an emphasis begins to be laid, not upon mere merriment, but, as The Rare Triumphs of Love and Fortune (1589) expresses it, upon the "manye fine Conceites with great delight" introduced into its action and dialogue." Le vocable "tragedy " figure bien moins souvent sur la page de titre – Nicoll relève seulement onze emplois avant 1576, dont sept sont attachés aux traductions de Sénèque . "Tragedy", selon Nicoll, est toujours connoté d'assassinat, jusqu'à ce que Shakespeare ou son éditeur, sans doute pour faire remarquer qu'il introduit une innovation, utilise pour décrire Romeo and Juliet l'adjectif "conceited" habituellement réservé aux innovations dans le domaine de la comédie : "An Excellent conceited Tragedie". Shakespeare apprend alors au lecteur qu'il tente une expérience à deux volets : sa tragédie contient des éléments romanesques plutôt que des éléments historiques et des morts par duel et suicide plutôt que des meurtres.