2. 5 Métaphore musicale et théâtre Elisabéthain

Nous allons limiter cette étude à quelques pièces présentées dans la deuxième moitié du XVIe siècle qui étaient expressément nommées "tragi-comédies" par leur auteur. La pièce de Richard Edwards , intitulée Damon and Pithias , jouée à la cour par les jeunes choristes de la Chapelle royale entre 1563 et 1564, présente un cas intéressant dans l'histoire du développement de la tragi-comédie de la Renaissance. Elle greffe le scion anglais sur la souche latine, mais reste profondément populaire.

L'exemple de Damon and Pithias estparticulièrement attrayant dans la mesure où il représente une étape charnière entre le "théâtre du Vice" et la tragi-comédie renaissante, désignation relevant d'une initiative néo-latine, comme nous l'avons déjà souligné, inspirée de l'Amphytrion de Plaute . La fusion de la tradition vernaculaire et des idées humanistes engendre une collusion de la pensée chrétienne nourrie des histoires de la Bible, des légendes des saints et des sermons avec le monde antique de dieux païens dotés d'attributs spécifiques et de valeurs réinterprétées à la lumière des valeurs religieuses. Avec Damon and Pithias nous entrons dans un nouveau monde théâtral, celui du théâtre des chapelles, où Jupiter et Dieu ne font qu'un. Le voyage initiatique que le protagoniste Mankind parcourt est, à partir de la deuxième moitié du XVIe siècle, semé de figures mythologiques incarnant les influences auxquelles les hommes sont soumis. L'expression de l'opposition entre le charnel et le spirituel s'habille désormais des métaphores de la mythologie gréco-latine qui rivalisent avec celles de la Bible. Gardons-nous cependant de souscrire à une interprétation simpliste qui verrait la piété chrétienne céder au goût du païen et du profane — il est peut-être utile de rappeler que l'hybridation opère dans les deux sens.

Nous pouvons constater que la métaphore qui est utilisée le plus fréquemment dans le théâtre Tudor est celle de l'harmonie /discorde . Elle établit un lien entre les diverses périodes du théâtre Tudor car d'une part elle emprunte souvent au langage musical et d'autre part ses héros sont des musiciens empruntés à la Bible ainsi qu'aux mythologies païennes. Dieux, déesses, et autres créatures mythologiques prennent la relève des vices et des vertus métamorphosés en personnages pour tendre des pièges à l'homme ou pour lui montrer la route qui conduit au monde céleste. Le détournement est effectué à l'aide d'instruments de musique, parfois du langage, ou même des deux : Lucifer, comme Pan , a ses ménestrels pour charmer les sens et conduire aux excès. Fréquemment les instruments à vent sont associés aux esprits néfastes — l'iconographie corrobore cette distinction 470 — et les instruments à cordes, comme la lyre, le luth ou la cithare le sont au Christ, à Apollon , à Orphée . L'art théâtral est ancré dans son temps et tributaire de son contexte ; nous pouvons remarquer avec quelle exactitude il reproduit certains schémas repérés dans les arts plastiques ou dans les écrits. Cependant, quelles que soient les théories que l'on échafaude sur l'opposition du charnel et du spirituel, l'essentiel du message didactique reste que l'homme doit prendre conscience de son imperfection et accepter sa nature double, attitude qui conduit à la vigilance et à la mesure. Les préoccupations des dramaturges jusqu'au milieu du XVIe siècle sont surtout d'ordre religieux. Or, au moment de l'accession au trône d'Elisabeth, d'autres préoccupations surgissent. L'aristocratie se trouve affaiblie suite aux guerres intestines des XIVe et XVe siècles d'une part, et d'autre part à cause de l'enrichissement rapide de la classe bourgeoise engagée dans le commerce qui est fécondé par l'exploration du Nouveau Monde. Le seul duc qui reste, Norfolk, est exécuté par Elisabeth, accusé de trahison avec Mary Stuart. La question de la succession hante toujours les esprits inquiets et il s'avère important de consolider la position de l'aristocratie et faire prévaloir le système philosophique et métaphysique, érigé en référence officielle et immuable au Moyen Age, que l'on a coutume d'appeler ‘"the chain of being"’. E. M. Tillyard 471 a tendance à présenter cet ensemble monologique comme communément accepté à l'époque : en vérité, la pensée élisabéthaine est caractérisée par le scepticisme, par l'incertitude qu'arbore toute époque en transition vers un autre système 472 . Dans ce schéma, chacun et chaque chose tiennent leur place, de la matière inanimée jusqu'à Dieu, chaque élément constitue un maillon dans la chaîne qui ne doit pas être rompue. Cette conception est exprimée de multiples façons et trouve une analogie dans la notion d'ordre que véhicule la théorie de l'harmonie des sphères. Shakespeare associe les deux lorsqu'il fait dire à Ulysses dans Troilus and Cressida (1602) :

‘The heavens themselves, the planets, and this centre
Observe degree, priority, and place,
Insisture, course, proportion, season, form,
Office, and custom, in all line of order.

(Troilus and Cressida , 1. 3. 85-89)’

suivi de :

‘Take but degree away, untune that string,
And, hark ! what discord follows.

(1. 3. 109-110)’

Ainsi nous présente-t-il une vignette dans laquelle sont concentrés plusieurs mondes qui reflètent tous la notion d'ordre et d'harmonie : l'ordre céleste, le microcosme qu'est l'homme, l'état et l'organisation politique. Les théories sur l'ordre et l'harmonie sont sans cesse rappelées dans le théâtre Tudor et constituent un appel à la modération dans une société en mouvement. Quand Shakespeare use de la métaphore musicale, il s'exprime en termes conventionnels et intertextuels, composantes d'un hors-scène qui ouvre sur des perspectives infiniment grandes, sur cette présence supérieure à toute connaissance que les mystagogues approchent en faisant ‘"le tour de sa circonférence’" 473 .

Francis Guinle 474 note une transition importante dans la caractérisation des personnages à partir de la contribution dramaturgique de Richard Edwards à la cour, transition attribuée à l'influence reconnue de la musique sur le corps et l'esprit : Edwards exploite la musique et surtout le chant , pour accentuer les intenses moments émotionnels. Dans le même ouvrage, Francis Guinle 475 nous fait remarquer que l'ensemble du théâtre Tudor a pour thème la rupture de l'ordre ou la discorde puis la tentative de retourner vers l'harmonie . Ce détournement et ce cheminement revêtent divers aspects, mais par le truchement d'une musique appropriée ou d'une métaphore musicale ils prennent une dimension véritablement dramaturgique. Cet élément musical, agent de temporisation, est aussi le corps de l'arc qui règle la tension du fil invisible tendu entre comique et tragique. A ce propos il est intéressant de noter que le savant alliage prescrit par Guarini pour la tragi-comédie renaissante, s'oriente vers une structure d'opéra au début du XVIIe siècle avec L'Orfeo, favola in musica (1607) de Monteverdi, inspirée à la fois de l'Orfeo d'Ange Politien et de la tragi-comédie pastorale de Guarini, Il Pastor Fido (1590), cette toute première tragi-comédie italienne qui provoqua de nombreux débats académiques. Les paroles du chœur qui interviennent à la fin des troisième et quatrième actes forment un véritable commentaire sur la fable et dévoilent l'interprétation de la signification du mythe d'Orphée telle que le librettiste Alessandro Striggio la représente. Lorsque Orphée réussit à regagner Hadès, le chœur entonne un péan de louanges humanistes sur les accomplissements de l'homme — "Now sing praises to man and his endurance ! / He shall not fail who arms himself with patience." (Acte 3. 15 476 )  ; lorsque Orphée perd Eurydice pour la deuxième fois, le chœur chante :

‘CHORUS OF SPIRITS
Virtue is beauty's radiance,
[…]
But only the fog of human passions can darken her.
Against this, reason sometimes struggles in vain ;
So it extinguishes her light, and leads a man blindfold to the end.
Orfeo first conquered Hades, then was defeated
By his unruly passions :
Who rules himself is worthy,
And he alone, to win eternal glory.

(L'Orfeo, favola in musica, Acte 4. 17 477 )’

Pour Striggio donc, la légende d'Orphée véhicule la leçon morale, topos humaniste, selon laquelle seul l'homme qui est capable de contrôler ses passions mérite la gloire éternelle. Les questions d'ordre politique comme celle de la tyrannie du prince et celle de la succession s'inscrivent parfaitement dans la dialectique harmonie /discorde . La responsabilité du monarque vis-à-vis de ses sujets est clairement mise en cause et de manière de plus en plus pressante vers la fin du siècle. Un univers ordonné selon des principes bien établis se place au centre de la pensée élisabéthaine. Des théories complexes sont formulées sur la musique des sphères (harmonia mundi) et son pouvoir de contrôler les forces élémentaires, ainsi que sur la musique humaine capable d'agir sur les passions 478 . Les théories fondées sur la gamme ascendante, métaphore de l'ordre universel illustré par le système ptolémaïque et la chaîne des êtres, puis les études réalisées sur l'effet émotionnel de la musique sont utilisées et transmutées par les dramaturges. L'harmonie universelle, la musique des sphères naissent d'un ordre divin. Dieu étant lui-même harmonie parfaite, la musique humaine doit tendre vers cette perfection. L'homme ne peut qu'imiter cette harmonie de façon imparfaite, et toute discordance signale la présence du mal sous un de ses aspects protéiformes.

Notes
470.

Voir illustrations : Annexe 17. Chapiteaux romans de la basilique sainte Madeleine à Vézelay (XIIe siècle). Ces sculptures mettent en évidence l’appartenance des instruments à vent aux esprits maléfiques et celle des instruments à cordes aux esprits célestes.

471.

Nous faisons allusion à son œuvre célèbre The Elizabethan World Picture, que Robin Headlam Wells préférerait appeler "The Tudor Myth" à cause dit-il, empruntant un terme à Frederic Jameson, de la qualité de "strategy of containment" qui caractérise ce système médiéval monolithique. Wells cible bien la stratégie derrière le maintien à l'esprit de ce système médiéval en citant un extrait de Mythologies de Roland Barthes qui stipule : "myth acts economically : it abolishes the complexity of human acts, it gives them the simplicity of essences, it does away with all dialectics, without any going back beyond what is immediately visible, it organizes a world which is without contradictions". Robin Headlam Wells, Elizabethan Mythologies : Studies in Poetry, Drama and Music, Cambridge: CUP, 1994, p. 2.

472.

Il est peut-être utile de nous souvenir qu'un mythe était défini comme un "discours mensonger figurant la vérité" (voir Macrobe, Somnium Scipionis, 1, II, 11 "Modus per figmentum vera referendi"), Wind, p. 255.

473.

Voir Wind, Mystères païens, p. 20, qui cite ici Platon , Ennéades, VI, ix, 3-4 sur la dissimulation comme trait essentiel de la Vérité.

474.

Guinle, Accords parfaits, vol. 1, p. 302 et p. 310.

475.

Guinle, Accords parfaits, p. 353.

476.

Voir The Operas of Monteverdi, English National Opera Guides, éd. Nicholas John, London: John Calder Ltd., 1992, p. 48.

477.

English National Opera Guides, The Operas of Monteverdi, p. 53.

478.

Voir John Hollander, The Untuning of the Skies : Ideas of Music in English Poetry 1500-1700, New York: W. W. Norton, 1970, p. 30-31.