2. 6 Des points de convergence entre le christianisme et le paganisme

Dans les fables grecques, Harmonie est née de l'union illicite de Mars et de Vénus . Née du dieu du conflit et de la déesse de l'amour, elle hérite des caractères contraires de ses parents : Harmonia est discordia concors . A partir de l'amour et de la procréation des dieux les philosophes s'inspirent de la nature pour créer des métaphores universelles teintées d'une touche de paradoxe. Ainsi Pic de la Mirandole fait de l'extraordinaire nature d'Harmonie le cœur de sa théorie de la beauté. Vénus est censée brider et tempérer l'humeur belliqueuse de Mars, parce que, selon lui, la Beauté ne saurait exister sans contrariété : l'union de la douceur et de la piqûre est implicite dans la discordia concors de Mars et Vénus. Mais déjà Plutarque avait avancé cette notion de concorde dans le De Homero :

‘Harmonie est née de l'union de Mars et Vénus : car lorsque certaine proportion vient tempérer les contraires, grave et aigu, surgit entre eux une merveilleuse consonance. 479

Tandis que Platon fait dire aux muses d'Ionie et de Sicile

‘[…]l'Être est multiple et un à la fois ; que, d'autre part, ce qui l'unit en un tout, c'est à la fois l'inimitié et l'amitié…; paix et unité l'emportent parfois sous l'empire d'Aphrodite, puis c'est de nouveau la pluralité et la guerre, en vertu d'un principe de lutte. 480

De nombreuses idylles de la Renaissance, où l'on voit Vénus victorieuse qui a subjugué par l'amour le redoutable Mars , célèbrent l'espoir de la paix. Elles veulent démontrer que l'Amour est plus puissant que le Conflit ; que le dieu de la guerre est inférieur en force à la déesse de la grâce et de l'amabilité. Le principe de la "totalité dans la partie" aboutit à la conclusion déroutante et paradoxale que non seulement Vénus se trouve associée à Mars, mais que la nature de celui-ci est une partie essentielle de celle-là, et vice-versa ; la vaillance et la grâce pouvant être associées chez une même personne.

Le même contraste est exprimé en des images inspirées de la théologie judéo-chrétienne. Le Dieu vengeur est Dieu amour, Sa justice est miséricorde, Sa colère pitié, Son châtiment est donné telle une bénédiction car il purifie l'âme du péché. L'affinité intellectuelle naturelle des mysticismes païens et chrétiens facilitent pour les poètes les conversions. Les mêmes tensions, conflits et contradictions que l'on a si souvent attribués à l'incompatibilité du paganisme et du christianisme de la Renaissance prévalaient en fait en chacune des attitudes rivales, et facilitaient ainsi grandement la communication entre les deux. Le courtisan païen qui se croyait inspiré par une Vénus -Diane ou une Vénus-Mars était accoutumé à traduire son idéal d'action en un couple de vertus chrétiennes : l'union de carità et de fortezza. Il ne perdait pas de vue la divine identité du courroux et de l'amour qui est le secret de la Bible. Les propos de Pic de la Mirandole nous viennent à l'esprit :

‘Il est entre Dieu et l'homme cette diversité, que Dieu contient toutes choses en lui car il en est la source, cependant que l'homme contient toutes choses car il en est le centre. 481

Au centre, les opposés trouvent leur équilibre, mais à la source ils coïncident. Pour autant, donc, que l'homme approche de sa propre perfection, il imite — à distance — la divinité. L'équilibre n'est qu'un écho de la transcendance divine. L'homme ne saurait trouver un équilibre dans le présent qu'en se tournant vers l'au-delà ; l'homme doit apprendre à sentir son affinité avec Dieu afin de prendre conscience de son propre centre (selon la doctrine ficinienne de l'amour divin). La littérature de Nosce teipsum enseignée dans les grammar schools et professée dans les sermons est aussi un point de convergence du christianisme et de l'humanisme.

L'idée que la connaissance de soi est nécessaire avant de connaître Dieu est présente dans le "théâtre du Vice" dans le parcours initiatique que subit le personnage homo genum. L'enveloppe charnelle de l'homme, son corps, le fait souffrir et le fait succomber au péché afin que son âme puisse connaître la grâce et la bonté du Divin. Se connaître est l'étape nécessaire qui conduit au bon choix entre le bien et le mal. Ce processus est montré par les personnages-allégories dans le théâtre du Vice — il est davantage intériorisé dans les pièces élisabéthaines du courant du XVIe siècle. Conjonctio oppositorum ou prendre connaissance des deux pôles opposés de l'être humain, le corps et l'âme, et les exploiter avec la juste mesure était l'un des postulats fondamentaux de Nosce teipsum 482 . Le concept humaniste de la connaissance de soi est intimement lié au concept d'ordre et d'harmonie cosmique, à la notion de hiérarchie, à l'idée que la mesure (ou "proportion") dans le sens aristotélicien de modération est la clef de l'harmonie et de la paix dans le microcosme comme dans le macrocosme. L'idéal d'une vie bien équilibrée ("life in measure") c'est non seulement vivre en pleine harmonie avec nos semblables mais aussi en parfaite osmose avec l'univers créé par le Divin.

Notes
479.

Cité par Wind, Mystères païens, p. 101.

480.

Ibid., p. 101.

481.

Heptaplus, V, vi cité par Wind, Mystères païens, p. 62.

482.

Sir Philip Sidney dans A Defence of Poetry, estime que c'est le poète, plus que le moraliste ou l'historien, qui guide mieux l'homme vers son but ultime, la connaissance de soi (p. 35). Pour une documentation approfondie concernant les multiples usages de la notion de Nosce teipsum dans les pièces et dans les sonnets de Shakespeare , consulter Rolf Soellner, Shakespeare's Patterns of Self-Knowledge, Ohio: Ohio State University Press, 1972.