2. 7Serio ludere et sa variante anglaise : "matter mixed with mirth and care"

Nous risquons de nous méprendre sur l'atmosphère dans laquelle furent ressuscités les mystères païens — ils furent parrainés par des hommes de lettres qui avaient appris de Platon que l'on parle mieux des choses les plus profondes sur le ton de l'ironie. Serio ludere ("s'amuser avec sérieux") était une maxime socratique reprise par Ficin et Pic de la Mirandole , à la manière des antiques grottesche à lagrâce superficielle et inconséquente qui donnèrent lieu aux logge religieuses paradoxales de Raphaël et qui s'adressent au dévot avec une verve bouffonne. Ces caprices calculés représentaient à la perfection le travestissement orphique suivant la définition de Pic de la Mirandole : l'art d'entremêler les secrets divins dans le tissu des fables, de sorte qu'en lisant ces hymnes, on "pensât qu'ils ne contenaient que contes et vétilles des plus purs" 483 . L'extravagance de l'imagerie mystique est rarement absente des mythologies plus solennelles de la Renaissance, mais elle se laisse moins aisément détecter que dans cet art fantastique des grottesche. Les poètes et les dramaturges jouent à développer des équations très variées et s'expriment dans l'idiome païen de la théologie poétique.

La pièce de Richard Edwards nous offrira un aperçu de cet idiome païen qui fut introduit dans la compagnie des muses du théâtre vernaculaire anglais pour nous léguer "a tragical comedy" qui ne contient pas que "contes et vétilles" mais les grandes idées de tout un siècle. La pièce est un véritable Janus dans la mesure où, bicéphale, elle se tourne vers le passé et vers l'avenir.

Le credo dramatique de Richards est explicité dans le prologue dans lequel il fait référence à la nouvelle orientation qu'il souhaite donner à sa dramaturgie ("a sudden change"). Après avoir révélé son allégeance aux théories d'Horace et son respect absolu des bienséances du décorum, il annonce son choix du vocable apte à décrire son spectacle composé de "matter mix'd with mirth and care" : "tragical comedy". Avec son mélange de pathos et de farce, et sa violation de l'unité de temps elle va à l'encontre de l'idée que les humanistes font des modèles classiques de dramaturgie, modèles pervertis d'ailleurs par le brassage international des théories littéraires. Malgré ses défauts, la pièce recèle une recherche de formes plus complexes que celles des "toying plays" que l'auteur dit avoir coutume de présenter.

La pièce n'est pas divisée en actes, ne fait pas appel au chœur, mais traite d'un thème classique tout en englobant des éléments populaires de récit d'amour (ici sous forme d'amitié vertueuse) et d'aventure. Son style lyrique et sophistiqué, fourmillant d'épigrammes acérées, de sententiae lourdes de sens, est marqué des accents de Sénèque ; la morale stoïcienne des deux amis légendaires s'accommode de la morale chrétienne par l'implication des notions de courage et de sacrifice, s'opposant aux violences des passions humaines et aux outrages du destin. Les éléments de farce font apparaître la tradition autochtone de l'interlude et aussi celle de la comédie térentienne ; la scène clivée entre le palais de Dionysius et le logement de Damon et Pithias est celle de la comédie latine ; l'intégration de chansons et de musique instrumentale la place parmi les protagonistes du néo-platonisme qui expérimentent la théorie de l'harmonie des sphères sur la scène, métaphore appliquée à tous les domaines de la vie 484 . Damon and Pythias ne reçoit évidemment pas l'éloge de Sidney pour son imitation du style tragique de Sénèque : le cadre de la tradition populaire l'emporte sur la qualité de l'imitation du style et de la diction sénéquiens. Le mélange de comédie latine et de didactisme la place, selon Marvin Herrick 485 , dans la tradition du Terence christianisé et non pas parmi les tragédies à la fin heureuse telles que Cinthio les concevait : ce dernier n'incluait pas de scènes comiques dans ses tragi-comédies. C’est surtout l'imbrication des éléments musicaux qui mérite que l'on s'y arrête plus longuement, pour de multiples raisons.

Notes
483.

Wind, Mystères païens, p. 254.

484.

De la même façon le topos de la mesure, "proportion", de par son rapport étroit avec la notion d’harmonie , est exploré par les humanistes renaissants dans le culte du moi, dans la famille et dans le royaume. Les principes de "measure" et de "harmonie" se retrouvent dans la pratique de la musique et se prêtent à la métaphore pour exprimer la signification métaphysique et aussi concrète de ces principes. La mesure est l’un des concepts qui caractérisent l'harmonie céleste et qui gouverne l'univers et le mouvement des planètes. Ruth Morse aide à prendre la mesure de l'application de ces principes étendus à tous les domaines de la vie : "There is a trivial sense in which getting everything in the right place is not much more than George Herbert's tidying a room. Yet there are parallelisms between one's surroundings, one's self, and one's nearest and dearest which make the proper running of a household an allegory not only for human government, but for the immanence of the Divine on earth." Voir “Taking the measure of The Tempest : The Diviners and Mama Day", Variations sur la lettre, le mètre et la mesure Shakespeare ", éd. Dominique Goy-Blanquet, Amiens: Collection Sterne, CRDP de l'Académie d'Amiens, 1996, p. 42.

485.

Herrick, Tragicomedy, p. 227."Damon and Pithias stemmed from comedy, but became tragicomic by incorporating the tragic elements of serious danger, high characters, elevated sentiments, and dignified speech. The author employed the dramaturgy of the Christian Terence ."