2. 8 Harmonie et discorde dans Damon and Pithias

Notre choix se porte sur cette pièce parce qu'elle présente l’un des meilleurs exemples d'équilibre entre les diverses composantes que le théâtre Tudor assimile au cours du XVIe siècle : aspect didactique, spectaculaire, comique, romanesque , musical se côtoient dans un spectacle bien agencé dans lequel la tyrannie drapée de mystères orphiques et de l'harmonie des sphères, harmonie régie par l'amour, est le thème principal. Damon et Pithias présente, comme d'autres pièces conçues pour les troupes d'enfants, un schéma simple où s'affrontent deux catégories de personnages, avec, dans le camp des vices, comme figure de proue, Dionysius, représentant de l'autorité royale ; face au vice la vertu s'impose par son exercice patient, et rétablit l'ordre en conduisant le personnage tyrannique à la réforme. Le tout est enchâssé par le cadre métaphorique et métaphysique qui présente Eros (ici sous forme d'amitié) comme le nœud qui, paradoxalement, délie les antagonismes. Le pouvoir de la musique et de l'éloquence est l'un des actants du spectacle.

Richards se met à l'abri de toute attaque ou critique en situant le déroulement de sa fable à Syracuse et non pas à la cour d'Elisabeth :

‘PROLOGUE
We talk of Dionysius court, we mean no court but that !

(v. 40)’

Cependant, les personnages qui gravitent autour du tyran Dionysius sont comme des anamorphoses des courtisans élisabéthains à peine camouflés. Richards parvient, avec sa troupe d'enfants, à prodiguer des conseils à la monarchie sans pour autant heurter la sensibilité. Il ménage le tyran en lui épargnant une chute tragique et par une véritable initiation l'incite à se convertir au bien. La pièce témoigne des efforts développés par les dramaturges de l'époque pour présenter à la reine une vision séduisante de la monarchie tout en stimulant sa curiosité et ses émotions et en s'appuyant sur des techniques dramaturgiques innovantes et variées. Damon and Pithias illustre le genre de "compromis élisabéthain" qu'il convenait de respecter au niveau de la satire , et laisse entrevoir les possibilités du drame mixte pour véhiculer une thématique de réforme politique et pour métamorphoser un monde corrompu en un monde idyllique. Les dramaturges puisent dans le genre tragi-comique les éléments pour créer des paraboles sur l'art de la politique ainsi que sur la politique de l'art. Le mythe d'Orphée , civilisateur et poète-musicien, forme la toile de fond sur lequel Richards déroule sa fable qui illustre en outre la communion entre les mortels et les dieux, qui, selon Platon , s'opérait toujours par la médiation de l'Amour. L'Amour règle les discordes de la musique mondaine pour mieux l'accorder avec celle des sphères. La musique et l'amour sont les agents bienfaiteurs dans le monde idéal que décrit Boèce dans sa Consolation of Philosophy qu'il compare au monde déchu dans lequel caritas est usurpé par cupiditas , et où cette amitié fausse engendre conflit et confusion :

‘Howe happye were mankynd yf this loue of God that rulyth heuen, myght rule and gouerne theyr myndes, that is to say : that they myght so agre together in such perfyte frendeshyp, that one myght loue another, and agre as the elements do agre. 486

C'est exactement ce qui se passe à Syracuse. Les personnages entrent en scène, et fidèles au principe de caractérisation de la comédie telle que Richards l'expose dans son prologue, ils dévoilent leur motivations et communiquent aux spectateurs les ressorts de l'action et les raisons de leur activité. Nous sommes plongés en medias res, ce qui correspond aussi à la conception de la comédie que Richards entend pratiquer :

‘PROLOGUE
In comedies the greatest skill is this : rightly to touch
All things to the quick, and eke to frame each person so
That by his common talk you may his nature rightly know.
A roister ought not preach – that were too strange to hear, -
But, as from virtue he doth swerve, so ought his words appear
(Damon and Pithias , v. 14-18)’

Ainsi, le premier personnage de la fable à entrer en scène, Aristippus, annonce qu'il effectue un détournement de la notion de philosophie dans son acceptation courante, et déclare adhérer à la nouvelle philosophie du courtisan Machiavel , ce qu'il appelle ‘"the courtly philosophy’" (v. 19). Il s'identifie aux philosophes cyniques, effrontés et sans principe, dans une image de force emblématique lorsqu'il évoque le surnom qu'on lui attribue à la cour, ‘"the king's dog"’ (v. 23). Carisophus est le "villain" de l'intrigue, celui qui met le processus tragique en route en accusant Damon d'espionnage auprès du tyran , Dionysius. Moins habile en dissimulation qu'Aristippus, il est plus dangereux car, motivé par la convoitise, ce sycophante ‘"spareth no man's life to get the king's favour"’ (v. 117), appartient à une grande lignée de vilains élisabéthaine qui, pour emprunter à Iago une image conventionnelle de discorde 487 , s'emploient à briser l'harmonie universelle et "set down the pegs that make this music" (Othello , 2. 1. 199).

Le thème de l'amitié est annoncé par l'image inversée du concept. Les deux flatteurs feignent de se nouer d'amitié, Carisophus éprouvant le besoin de joindre ses forces flagorneuses à celles d'Aristippus afin d'être bien introduit à la cour. Aristippus se confie à la salle dans un monologue dans lequel il évoque l'un des motifs principaux de la pièce, monologue émaillé aussi de lieux communs concernant l'amitié vraie : ‘"[…] true friendship […] /Of nought but of virtue doth truly proceed." ’(v.128-129). L'amitié qu'il voue à Carisophus est fausse et intéressée : il espère se protéger contre les délations du sycophante. Par le jeu des contrastes, Richards anticipe sur l'entrée en scène imminente du célèbre couple d'amis, qui font des louanges à Neptune après un périlleux voyage en mer. Ce bref intermède permet d'auréoler la logique métaphysique de la pièce. Damon et Pithias établissent le lien entre les mortels et les dieux, et reçoivent une leçon d'humilité pendant la tempête en mer, ce symbole théophanique qui manifeste la toute-puissance redoutable du Divin. La leçon d'humilité est illustrée par l'aide que les amis profèrent à Stéphano, leur serviteur, bien encombré de bagages trop lourds.

Will et Jack, les serviteurs d'Aristippus et de Carisophus ajoutent quelques touches supplémentaires à la peinture de mœurs de la cour. Si Will a quelques illusions erronées à propos de l'amitié conclue entre les deux courtisans, Jack montre qu'il n'est pas dupe de ce qui se passe chez les nobles du royaume :

‘Yea, but I have heard say there is falsehood in fellowship.
In the court sometimes one gives another finely the slip ;
Which when it is spied, it is laugh'd out with a scoff,
And with sporting and playing quickly shaken off.
In which kind of toying thy master hath such a grace
That he will never blush ; he hath a wooden face.

(Damon and Pithias , v. 196-201)’

Cette révélation préfigure la scène de la tonte du charbonnier Grim qui illustre concrètement, à l'aide de la musique et du langage détournés, la confusion et le mal disséminés jusque dans les couches inférieures de la société par les vibrations d'un instrument (ici gouvernemental) mal accordé.

Damon et Pithias représentent par leur mode de vie vertueuse et par l'entente parfaite qui les unit, l'amitié exemplaire. Le serviteur Stéphano, modelé par leur influence, est dévoué à ses deux maîtres, contrairement au proverbe qui souligne la difficulté de servir deux maîtres à la fois ; sa fidélité prouve que cette conduite est possible lorsque les deux maîtres travaillent à l'unisson. En mêlant l'obscur au familier Richards tisse dans la trame de sa fable les principes néo-pythagoriciens et néoplatoniciens qui charpentent la pensée renaissante anglaise dans le contexte de l'harmonie sociale et individuelle. Sa vision d'un monde juste et sans conflit est communiquée en des termes "dialogiques" car ils portent en eux toutes les références immuables des philosophies formulées sur la nature de l'homme depuis la Chute ; Stéphano l'exprime en ces vers :

‘Pythagoras' learning these two have embraced,
Which both are in virtue so narrowly laced
That all their whole doings do fall to this issue –
To have no respect but only to virtue.
All one in effect, all one in their going,
All one in their study, all one in their doing,
These gentlemen both, being of one condition,

Both alike of my service have all the fruition

(Damon and Pithias , v. 231-238)’

Ce portrait nous offre une figuration du rythme dialectique de l'univers selon les théories néoplatoniciennes. Toutes les parties de la merveilleuse machine, écrivait Ficin , ‘"sont attachées les unes aux autres par une espèce de charité mutuelle, de sorte que l'on peut dire à juste titre que l'amour est le nœud et le lien perpétuels de l'univers."’ 488

Bien qu'Edwards , et le théâtre de cour en général, abandonne les personnages-allégories et nous propose des personnages dotés d'un destin individuel capable d'évoluer et de changer d'attitude, on remarque aisément le contraste presque caricatural entre la caractérisation des vertueux et celle des méchants : la pièce est cousue de didactisme ouvert. Le thème de la tyrannie fait notamment l'objet d'un discours moralisateur. C'est Damon qui disserte sur le sujet :

‘My Pithias, where tyrants reign such cases are not new,
Which, fearing their own state for great cruelty,
To sit fast, as they think, do execute speedily
All such as any light suspicion have tainted.
[…]
So are they never in quiet, but in suspicion still ;
When one is made away, they take occasion another to kill ;
Ever in fear, having no trusty friend, void of all peoples' love,
And in their own conscience a continual hell they prove.

(Damon and Pithias , v. 301-304 ; 306-309)’

Puis Pithias, en synchronie totale avec son ami, tire la conclusion de cette prémisse :

‘As things by their contraries are always best proved,
How happy then are merciful princes, of their people beloved !

(v. 310-311)’

La caractérisation consiste encore chez Edwards à décrire et ensuite à montrer. Plus tard Dionysius nous fera la démonstration sur la façon d'agir du tyran . Mais le théâtre devra attendre quelques années encore avant de pouvoir pénétrer la conscience de ces tyrans et explorer le processus mental qui élabore cet "enfer" évoqué par Damon (1. 309). Edwards pourtant œuvre dans ce sens lorsqu'il règle la tension dramatique en jouant des artifices musicaux pour communiquer une réaction émotionnelle émanant du protagoniste et susciter l'empathie chez le spectateur.

Notes
486.

Cité par Robert Headlam Wells, Elizabethan Mythologies, p. 69.

487.

Voir en annexe 18 l'illustration tirée de l’Utriusque Cosmi Historia (1623) de Robert Fludd (1574-1637) qui montre les correspondances entre les intervalles pythagoriciens, les planètes, les éléments et les proportions métriques.Le diagramme représente un instrument à cordes qui analyse des correspondances et des rapports harmoniques qui lient le macrocosme (l’Univers) et le microcosme (l’Homme). Document extrait de Hollander, The Untuning of the Skies, p. 90.

488.

De amore, III, iii, Opera, II, cité par Wind, Mystères païens, p. 53.