2. 9 Musique et émotion

Lorsque Pithias apprend que son ami est condamné à mort il communique tout son désespoir en chantant une complainte 489 accompagnée de régales dont les paroles concourent à créer l'impression que Pithias éprouve cet état de transport platonicien qui consiste à se détourner du monde dans lequel nous sommes afin de rejoindre l'esprit qui nous fait signe depuis l'au-delà : musique et poésie coïncident pour produire cet effet. Philosophies païennes et chrétiennes se confondent aussi. Si Pithias se reproche finalement d'avoir eu une attitude individualiste — "But what wisdom is this, in such extremity to faint ?" (v. 621) — c'est parce qu'il est pénétré du sentiment chrétien de charité qui pousse à l'action collective :

‘I will to the court myself to make friends, and that presently.

I will never forsake my friend in time of misery.

(v. 624-625)’

Dans cette pièce, comme dans le théâtre du Vice en général, la musique et le langage lorsqu'ils sont intégrés aux scènes qui montrent le mal à l'œuvre, sont détournés de leur rôle de médiateur civilisateur. Platon fait dire au médecin Eryximaque les paroles suivantes pour illustrer le topos de la mesure et de l'équilibre.

‘Car nous retrouvons ici le principe qu'il faut complaire aux hommes sages et viser à rendre sages ceux qui ne le sont pas encore, et encourager leur amour, qui est l'amour honnête, l'amour céleste, l'amour de la muse Ourania. Au contraire, celui de Polymnia, c'est l'amour populaire : il ne faut jamais l'offrir qu'avec précaution, de manière à en goûter le plaisir sans aller jusqu'à l'incontinence. De même dans notre art il est difficile de bien régler les désirs de la gourmandise, de manière à jouir du plaisir sans se rendre malade. Il faut donc, et dans la musique et dans la médecine, et dans toutes choses, soit divines, soit humaines, pratiquer l'un et l'autre amour dans la mesure permise, puisqu'ils s'y rencontrent tous les deux. 490

Nous trouvons un écho de ces paroles dans l'agencement de la fable de Damon and Pithias . C'est Carisophus, ce sycophante excessivement cupide, qui est clairement dénoncé par Aristippus pour avoir semé la discorde , détourné les paroles de Damon et encensé la colère de Dionysius :

‘ARISTIPPUS
The only cause of this hurly-burly is Carisophus, that wicked man,
Which lately took Damon for a spy, a poor gentleman,
And hath incensed the king against him so despitefully
That Dionysius hath judged him tomorrow to die.

(v. 658-661)’

Lorsque Carisophus se vante de la manière dont il joue de mauvais tours aux innocentes victimes en jouant sur l'ambiguïté des mots, il fait songer à Titivillus de la pièce Mankind , qui, armé d'un filet de pêche recueille les paroles blasphématoires afin de les faire peser dans la balance contre ses victimes le jour du Jugement Dernier :

‘CARISOPHUS
And to creep into men's bosoms some talk for to snatch,
By which into one trip or other I might trimly them catch,
And so accuse them — now not with one can I meet
That will join in talk with me. I am shunned like a devil in the street !

(v. 164-167)’

Le détournement de l'harmonie représentée par l'accord parfait entre les deux amis éponymes s'effectue par l'amphibologie, génératrice de confusion. Carisophus, comme projeté, saisit sa proie grâce aux pièges de la signification ambiguë :

‘You do wisely to search the state of each country
To bear intelligence thereof whither you lust. [Aside.] He is a spy.

(v. 448-449)’

Edwards insère une scène comique au centre de la pièce comme pour offrir au spectateur un miroir grossissant dans lequel il peut regarder la mise en images du processus de détournement opéré par l'intermédiaire du langage et de la musique. Les paroles précitées de Carisophus sont transmutées en scène comique lorsque le charbonnier Grim se fait tondre (dans les deux sens du terme) par les serviteurs fourbes Will et Jack. Ils poussent le naïf charbonnier à boire du vin afin de le faire parler et de lui extirper quelques secrets :

‘WILL (aside)
This wine hath warmed him.
This comes well to pass ;
We shall know all now, for in vino veritas.

(v. 1177-1179)’

Leur chanson fonctionne ici comme tous les chants des vices de la pièce morale : elle marque le point culminant de la corruption, le pacte entre les représentants du monde charnel lors de leur détournement des forces du monde spirituel. Pan s'oppose à Apollon et pratique une musique du corps et des sens. Les vices que les protagonistes appartenant à la cour portent en eux se reflètent dans le monde bas et vulgaire de ces serviteurs fourbes.

L'élément de musique fonctionne sur deux plans simultanément et ne perd jamais son aspect théâtral et pratique dans cette pièce. Lorsque Damon obtient le droit de repartir dans son pays pour régler ses affaires il laisse son ami Pithias en otage. La scène de séparation fait appel à la musique pour souligner l'émotion et pour montrer la similarité des sentiments des deux amis qui invoque tous deux l'aide de la musique pour exprimer leur douleur 491 . Les régales jouent laissant à Damon le temps de se muer en marin et réapparaître devant sa maison avant de prendre congé de Stéphano. La musique instrumentale se charge de maintenir l'émotion chez le spectateur pendant l'intermède. Cette tragi-comédie occupe une place importante dans l'histoire de la tragi-comédie renaissante par le fait que, selon F. Guinle 492 , c'est à partir de cette œuvre de Richard Edwards que les moments émotionnels intenses seront ponctués par une musique appropriée. La musique supplée à la simulation d'un réseau d'interactions pseudo humaines.

Le cas du tyran Dionysius illustre ce propos. Il exerce une influence destructive non seulement sur les deux amis mais sur toute la société. Ce tyran, victime de mauvais conseils de la part de courtisans flagorneurs et ignorants, est imperméable aux bons conseils prodigués par Eubulus. Amputé d'une partie de son humanité il est voué à assouvir son instinct de domination mais aussi à vivre dans la peur que nourrit son imagination. Tous ses sujets sont à sa merci mais il incarne ‘"this muddy vesture of decay"’ dont parle Lorenzo dans The Merchant of Venice (5. 1. 63), cetteenveloppe charnelle qui rend sourd et aveugle, masquant à tout jamais l'harmonie céleste. Il s'attache à appliquer froidement la loi terrestre, à jouer pleinement son rôle de souverain et reste sourd à l'appel à la clémence ; selon lui un souverain est reconnu et renommé pour sa fermeté et son intransigeance. Dans un discours démonstratif et moralisateur, Eubulus, son bon conseiller, fustige la déchéance induite par le vice et fait l'éloge de la vertu qui conduit au salut. Par son éloquence et la tonalité de sa verve pareille à une musique il parvient à émouvoir son auditoire. Désormais le théâtre Tudor va s'efforcer de jouer sur les émotions ; on ne cherche plus à distancier mais à toucher les cordes sensibles du spectateur.

Damon et Pithias suscitent la pitié : devant l'exemple de la vertu, même le bourreau Gronno essuie ses larmes. Le tyran n'est pas seulement ému par de belles paroles et dans ce théâtre, comme le précise Edwards à la fin du prologue, "new tragical comedy" requiert l'attention de l'oreille et de l'œil : "To hear the cause and see th'effect" (v. 46) la mimésis manque à la diégèse pour que l'effet cathartique puisse se réaliser 493 . Nous pouvons remarquer, comme Patrice Pavis, que cette opposition, "le couple showing/telling de la critique anglo-saxonne" est toujours d'actualité 494 .

Shakespeare exploite aussi la musique instrumentale à des fins dramatiques spectaculaires, mais reprend également les anciennes conventions de l'utilisation de la chanson et notamment celles du théâtre de cour, et insère judicieusement cet élément dans son tissu dramatique pour appréhender toute la complexité du monde. En usant fréquemment du langage de l'harmonie il exploite intensément les instruments musicaux : au réseau complexe des correspondances déjà existant il greffe ses propres perceptions qui donne à sa vision tragi-comique du monde toute son intensité. En opérant des transmutations et des réversibilités entre les instruments musicaux et les être humains il parvient à créer un effet de réel plus intense et plus symbolique que la réalité banale qui jalonne le quotidien.

Notes
489.

Francis Guinle souligne le fait que cette convention est liée au théâtre de cour et se retrouve sur les scènes publiques élisabéthaines ultérieurement, dans les pièces de Peele, et de Shakespeare . Cette convention s'applique à tout chant à caractère dramatique exprimant le sentiment de désespoir d'un personnage face à son sort ou sa situation tragique. Ainsi le chant du saule de Désdémone est à la fois une ballade et une complainte . p 142. Guinle attire l'attention aussi à la parodie que Shakespeare fait des allitérations du vers 612 de la complainte de Pithias : "Gripe me, you greedy grief" est repris dans Romeo and Juliet dans la complainte "When griping grief"(4. 4.). Toute une série de clichés proviennent des mots-clefs, des allitérations, et des expressions conventionnelles utilisées dans la complainte dont le but était de communiquer le chagrin et susciter les âmes sœurs à apporter leur contribution aux larmes et gémissements du personnage affligé. Voir Guinle, Accords parfaits, vol. 1, pp. 142 ; 149.

490.

Platon , Le Banquet , 187b, trad., Emile Chambry, Paris: Flammarion, 1992, p. 51.

491.

Francis Guinle relève un appel en écho dans le texte qui symbolise l'harmonie totale des deux âmes et accentue le tragique de la situation : Damon fait appel à la musique pour exprimer ses "doleful plaints" (l. 873) et Pithias emploie l'expression "doleful tunes" (v. 885). Guinle, Accords parfaits, vol. 1, p. 268.

492.

Ibid., p. 310.

493.

Edwards accorde une place à la mimésis aristotélienne dans sa dramaturgie : "La tragédie est l'imitation d'une action noble, conduite jusqu'à sa fin et ayant une certaine étendue, en un langage relevé d'assaisonnements dont chaque espèce est utilisée séparément selon les parties de l'œuvre ; c'est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d'une narration, et qui par l'entremise de la pitié et de la crainte, accomplit la purgation des émotions de ce genre." Aristote , Poétique (1449 b), traduction de Michel Magnien, Paris: Librairie Générale Française, "Le livre de poche classique", 1990, pp. 92-93.

494.

Pavis, Dictionnaire, p. 207.