2. 10 Twelfth Night  : la musique et le chant

Damon and Pithias nous donne un exemple de la connotation du terme tragi-comédie dans la deuxième moitié du XVIe siècle. Il nous est difficile de partager le même point de vu de M. Doran lorsqu'elle considère cette pièce comme étant "a formless mixture of adventure, idealism, and horseplay" la comparant à The Winter's Tale (1609-11) ou Philaster (1608-10, Francis Beaumont and John Fletcher ) qui forment, selon elle‘," a formally satisfying blend of serious trouble, adventure, sentiment and humor’" 495 . La comparaison est très aléatoire car environ cinquante années séparent la pièce d'Edwards et The Winter's Tale et Philaster. Le raccourci est osé car cela conduit à nier un demi siècle de longue et laborieuse gestation qui donna naissance au genre nouveau synthétisé par Edwards et qui prit le nom de tragi-comédie . Ce théâtre amorce une esthétique, elle-même génératrice de conventions, qui avec le temps parfois se figent et se vident de leur substance mais qui en d’autre temps deviennent la pierre angulaire aux mille facettes.

Dans sa pièce, Edwards tisse l'élément musical de manière à faciliter le processus d'individualisation que les personnages au cours du siècle acquièrent, et que reflète la prise de conscience de chacun, de son identité dans la chaîne des êtres, dans sa propre classe ou sa corporation. Il est l'un des tout premier à utiliser la complainte pour rehausser d'une couleur émotionnelle la caractérisation de ses personnages, même si le vocabulaire utilisé est conventionnel. Le chant devient pour Edwards et pour ses successeurs un moyen d'extérioriser l'expérience individuelle et un artifice de dramatisation des émotions. Dans le Compendio de 1599 de G. B. Guarini la notion de tempérer les émotions revient souvent : le tragique et le comique se combinent pour produire un alliage capable de chasser la mélancolie :

‘[…]I say that to a question on the end of tragicomedy I shall answer that it is to imitate with the resources of the stage an action that is feigned and in which are mingled all the tragic and comic parts that can coexist in verisimilitude and decorum, properly arranged in a single dramatic form, with the end of purging with pleasure the sadness of the hearers. This is done in such a way that the imitation, which is the instrumental end, is that which is mixed, and represents a mingling of both tragic and comic events. But the purging, which is the architectonic end, exists only as a single principle, which unites two qualities in one purpose, that of freeing the hearers from melancholy. 496

La couleur émotionnelle peut être tempérée par la musique et nous pouvons constater que les mêmes oppositions lent/rapide, haut/bas caractérisent aussi bien les genres musicaux que les genres dramatiques. Le mouvement d'ascension/chute participe du tragique et contraste avec les chansons à trois ou quatre voix chantées sur le mode de l'insouciance qui animent les scènes comiques où s'affairent les vices et les serviteurs.

Shakespeare use de l'élément musical pour tempérer l'apport du tragique et celui du comique avec brio, en ajoutant parfois des accents surprenants : l'allitération qui fait partie de la convention des complaintes est parodiée dans la complainte "When griping grief" au cœur du tragique dans Romeo and Juliet (4. 4.)  ; Desdemona annonce sa mort en chantant la complainte "Willow, Willow" ; dans Twelfth Night Viola est prête à être l'instrument d'Orsino :

‘I'll serve this Duke.
Thou shalt present me as a eunuch to him.
It may be worth thy pains, for I can sing,
And speak to him in many sorts of music,
That will allow me very worth his service.

(Twelfth Night , 1. 2. 55-59)’

mais s'avère être l'instrument musical qui charme non seulement Orsino mais aussi Olivia. Dans cette pièce la musique est un actant qui effectue des transformations palpables. La puissance de l'œuvre de Shakespeare est liée à ses présentations dramatiques et non analytiques comme ce fut le cas dans les pièces du début du XVIe siècle. La situation tragi-comique d'Orsino n'est pas expliquée par un prologue mais à l'aide de métaphores musicales accompagnées d'une musique appropriée dont la cadence agonisante lui donne envie d'expirer avec elle :

‘If music be the food of love, play on,
Give me excess of it, that, surfeiting,
The appetite may sicken and so die.
That strain again ! It had a dying fall ;

(Twelfth Night , 1. 1. 1-4)’

Dès son ouverture, cette comédie douce-amère qu'est Twelfth Night se place sous le signe de l'oxymore et de l'ambivalence avec son héros dans un état d'entre-deux vivant les affres d'un amour non partagé. Le mélancolique duc Orsino est malade de l'excès d'amour comme de l'excès de musique. La tension dramatique repose sur cet équilibre vacillant entre plaisir et douleur et sur l'alternance des effets émouvants et comiques qui confèrent à Orsino et à Malvolio une note pathétique. Le vers d'Orsino est musical et contraste nettement avec l'autre amoureux, ennemi de la musique et de la fête, le puritain Malvolio. Feste se sert de la musique et du chant comme d'une pierre de touche pour tester les personnages principaux. Mais, comme nous le rappelle le mythe d'Orphée , la voix humaine est l'instrument le plus puissant et Feste, comme nous le verrons, utilise le chant pour exposer l'hypocrisie de l'intendant ennemi des festivités. C'est le verbe qui démasquera le plus efficacement sa véritable nature : la lettre que Maria lui transmet agit comme un révélateur de photographie et lui divulgue sa véritable identité. Le goût élisabéthain pour les acrostiches est auréolé et fait écho au jeu narcissique que mènent d'une part Orsino, qui, d'une manière plus esthétique joue l'amant pétrarquisant, et d'autre part Malvolio, qui révèle sa bestialité asinienne.

Notes
495.

Madeleine Doran, Endeavours of Art, Madison: University of Wisconsin Press, 1964, p. 187.

496.

Gilbert, Literary Criticism, p. 524.