2. 11 La musique du verbe

Dans la scène 5 de l'acte 2, la "musicalité" du verbe telle que Malvolio l'interprète suggère que la quintessence linguistique est contenu dans les "c", dans les "u" et dans les "t" de sa maîtresse. Si Orsino jongle avec les concetti avec briodans son narcissisme, Malvolio, à la manière des puritains s'adonne piteusement à des jeux sémantiques narcissiques. Comme l'explique Maurice Hunt :

‘[…] juggling the alphabetical letters of the code to suggest his own name reflects conformists' accounts of puritans willfully twisting the literal sense of biblical passages to create meanings justifying their narrow beliefs. 497

Shakespeare met en lumière ce processus narcissique et Malvolio se livre à une démonstration de sa propre lubricité, sans s'en rendre compte. La capacité de l'amour à transformer l'âme constitue un motif permanent dans le théâtre de Shakespeare. Orsino donne le ton dès les premiers vers de la pièce lorsqu'il fait référence aux Métamorphoses d'Ovide dans lesquelles Shakespeare puise fréquemment. Dans le livre III, Ovide raconte la transformation d'Actéon en cerf par la chaste Diane et sa mort après avoir été déchiqueté par ses propres chiens. Les propos du groupe de conspirateurs de Twelfth Night révèlent leur projet de transformer Malvolio en âne. Maria l'assimile à plusieurs reprises à un âne : ‘"Go shake your ears"’ (2. 3. 112) lui dit-elle lorsqu'il menace de raconter le désordre causé par les joyeux tapageurs. La métamorphose de Bottom en âne est comparable à celle de Malvolio, avec une différence marquée : la prose la plus morne accompagne celle de Malvolio alors que la poésie la plus délicate habille le grotesque artisan. ‘"Sweet lady, ho,ho"’ (3. 4. 17), "O ho"(3. 4. 60), "Aha"(3. 4. 86), similaires au braillement de l'âne expriment sa pseudo-métamorphose. Peter Smith fait remarquer la façon dont Malvolio lutte avec les lettres de l'anagramme pour la forcer à dévoiler son nom :

‘The infinitesimal shifting of language and form described by Puttenham and Pythagoras is battered by the mulish Malvolio into egotistical points of forced change. […] "M. O. A. I." too changes shape — not to an ill-ordered collection of letters which happen to be in Malvolio's name but to a text which celebrates, as does Twelfth Night , the misprision and comedy of metamorphosis itself, The Metamorphosis Of A IAX. 498

Comme son fou, Feste, Shakespeare peut chanter "high and low" et retourner les mots dans tous les sens dans des jeux acrostiches les plus inventifs.

Orsino compose sur les paradoxes de l'amour accompagné de musique et gratifie ainsi son amour narcissique. Malvolio incarne l’image inversée du prince pétrarquisant et Shakespeare exploite habilement le dialogue et la musique pour créer des effets burlesque . Pour parodier il faut un modèle de référence. Au XVIe siècle on s’adonne au culte du Mot qui sent intuitivement les choses, infus dans le langage vulgaire, et que Claude-Gilbert Dubois appelle ‘"un langage des choses muettes, superstructure métaphysique, théologique, cosmologique du Verbe.’" 499 Les jeux de mots ne sont pas uniquement des jeux de l'esprit et une croyance aux présages inscrits dans les noms se développent :

‘La valeur signifiante du nom est ainsi hypertrophiée. La lettre, puis le mot renvoient à des idées multiples et le langage devient protée à formes variables, l'une servant à désigner, l'autre à camoufler, d'autres à suggérer. 500

Twelfth Night use et abuse même de cette science de l'interprétation qui s'affirme en Angleterre et dont les effets de style raffinés ont le pouvoir de réveiller les émotions et de mettre en valeur l'ingénuité de la technique utilisée. Lorsque George Gascoigne dévoile ses recettes pour rédiger un poème lyrique, on peut facilement imaginer Shakespeare en train d'inverser les formules préconisées pour élaborer son personnage Malvolio. En effet, pour Gascoigne un poème lyrique est un objet façonné selon des règles bien précises et rigides non pas le fruit d’un travail à l’inspiration vagabonde :

‘If I should undertake to wryte in prayse of a gentlewoman, I would neither praise hir christal eye, not hir cherrie lippe, &c. For these things are trita & obvia. But I would either find some superbnaturall cause wherby my penne might walke in the superlative degree, or els I would undertake to aunswere for any imperfection that shee hath, and thereupon rayse the prayse of hir commendacion. Like-wise if I should disclose my pretence in love, I would eyther make a straunge discourse of some intollerable passion, or finde occasion to pleade by the example of some historie, or discover my disquiet in shadows per Allegoriam, or use the covertest meane that I could to avoyde the uncomely customes of common writers. 501

Malvolio ne s'attache pas non plus à ces trita et obvia et le poète Shakespeare , au lieu de cataloguer les charmes de la bien-aimée sous la forme d'un blason conventionnel, nous détaille ses atouts à partir des lettres de l'alphabet en lui faisant épeler à haute voix et sans ambiguïté ce blason génital, partie du corps qui provoque tant d'hostilité puritaine à l'égard de la poésie, du chant et du théâtre lorsque ces formes d'expression l'habillent de voiles plus poétiques et plus obscures ! Shakespeare réussit sa parodie en suggérant l'absence d'oreille musicale, en soulignant la laideur de la prose de Malvolio qui s'en tient à la lettre et dévoile son for intérieur. C'est peut-être cette franchise qu’affichent les personnages qui provoque tant de réticence puritaine envers les représentations théâtrales.

Notes
497.

Maurice Hunt, "Malvolio, Viola, and the Question of Instrumentality : Defining Providence in Twelfth Night ." Studies in Philology 90 (1993) : 277-97, cité par Peter J. Smith in "The Metamorphic Malvolio", Renaissance Quarterly, Vol. 51, No. 4, Winter 1998, 1199-1224, New York: The Renaissance Society of America, Inc., p. 1213.

498.

"The Metamorphic Malvolio", Renaissance Quarterly, p. 1215.

499.

Claude-Gilbert Dubois, Mythe et langage au XVIIe siècle, Bordeaux: Editions Ducros, 1970, p. 83.

500.

Gilbert Dubois, Mythe et langage au XVIIe siècle, p. 83.

501.

Cité par R. H. Wells, Elizabethan Mythologies, p. 204.