2. 12 La musique et le verbe

Les signes du dialogue parlé ne sont pas toujours suffisants pour exprimer la pensée et le chant permet justement d'aller plus loin et de suggérer ce qui devenait impossible à exprimer par la parole seule. Les recoins les plus refoulés de l'être sont mis à nu par les codes du mode d'expression du chant. En rassemblant sur lui, en stylisant les éléments saillants du drame, comique ou tragique, le chant se fait le trait d'union entre l'univers de la pièce et les autres textes possibles (les textes originaux des chansons étaient parfois modifiés pour les besoins du contexte) et aussi d'autres musiques dont les codes renvoient immanquablement à une autre facette des chanteurs et auditeurs évoluant sur scène. Musique et chant permettent de régler la tension tragique ou comique et contribuent à éclairer par l'émotion le mystère de l'être qui se dérobe à la parole seule. Les ballades dont les textes sont adaptés à un air connu créent une forme de dialogisme par l'intermédiaire de la musique qui renvoie à la signification du texte d'origine. Une sorte de jeu entre le texte d'origine de la ballade connue et le nouveau texte peut s'instaurer et les relations avec le spectateur peuvent se resserrer et donner ainsi libre cour au pouvoir évocateur de la musique.

Les chansons de Feste servent souvent de pierre de touche pour révéler les identités vraies des personnages. Sa toute première chanson est une chanson d'amour dont le thème avoué est le carpe diem. Ce thème est approprié à la scène de réjouissances qu'elle anime, et de surcroît, s'apparente au contexte de la pièce toute entière dont elle annonce déjà la fin 502 . Feste fait référence à des événements qui se sont déjà produits et semble avoir la capacité de prédire l'avenir. Comme le souligne Peter J. Seng 503 , la chanson fait écho à un passage de The Book of the Courtier de B. Castiglione qui conseille aux courtisans âgés de laisser les ébats amoureux aux jeunes. Le thème du carpe diem est renforcé par une intertextualité poignante pour un prince d'âge relativement mûre. Dans la scène 4 de l'acte 2, Orsino fait appel à Feste pour lui chanter une chanson d'antan (old song). Il s'agit selon F. Guinle d'une parodie extraite d'airs dolents où l'amant délaissé se plaint et annonce sa mort imminente. Feste est suffisamment habile pour savoir qu'une telle chanson convient parfaitement à l'esprit d'Orsino. Les spectateurs de l'époque habitués aux effets de style raffinés et aux poses conventionnellement adoptés par les compositeurs de chansons y verraient une attitude pétrarquisante, et non pas l'expression de l'amour sincère. Feste, grâce à cette chanson démasque l'hypocrisie d'Orsino et lui dévoile la vraie nature de son amour : "thy mind is a very opal. I would have men of such constancy put to sea" (2. 4. 73-74). Orsino adopte la pose de l'amant qui se complaît à croire qu'il meurt d'amour. Il pourrait s'inspirer des courtisans italiens, ces amants langoureux, qui dégoûtent le Signor Ottaviano Fregoso dans The Book of the Courtier :

‘who seem to carry their unhappiness in their eyes. And when they do speak they accompany every word with repeated sighs and talk of nothing else save tears, torments, despair and their longing for death. 504 .’

Grâce à la chanson, Feste déclenche une prise de conscience chez Orsino : il commence à s’intéresser à l'histoire de Cesario et à se détourner graduellement d'Olivia. La chanson "Come away death" marque une rupture et sans le savoir Orsino s'intéresse à une autre femme.

Notes
502.

Voir l'article de Francis Guinle, "Les chansons de la folie, de la blessure, de l'être", Théâtre aujourd'hui no. 6 : Shakespeare , la scène et ses miroirs, CNDP, 1998,  pp. 36-42.

503.

P. J. Seng, The Vocal Songs in the Plays of Shakespeare . A Critical History, Cambridge, Massachusetts, 1967, p. 100.

504.

Baldesar Castiglione, The Book of the Courtier, trad. George Bull, London: Penguin Books, 1976, p. 49.