2. 13 Le chant élément dramatique

Malvolio évoque des bribes de ballades dans la quatrième scène de l'acte 3 lorsqu'il interprète l’appel d'Olivia comme un désir de l'épouser. Il se permet alors d'évoquer le titre d'une ballade grivoise, "Please one, please all" 505 (publiée en 1592) qui, connue du public, éclaire encore la nature malsaine de l'amour que Malvolio éprouve pour Olivia. La ballade grivoise est offensante pour Olivia car le texte l'associe aux femmes au désir sexuel impérieux. Ensuite il évoque le thème de la jalousie par une allusion à une chanson populaire, "Black and yellow" (3. 4. 25), pour terminer sur un bref mime dans lequel il fait la question et la réponse d'une chanson populaire :

‘MALVOLIO [kissing his hand]
To bed ? 'Ay, sweetheart, and I'll come to thee.'

(Twelfth Night , 3. 4. 27)’

Cette douce satire du puritain, individu qui reste la cible privilégiée des satiriques élisabéthains, est menée sur le mode comique dans cette scène. L'amour fait de lui sa principale victime car il voit son orgueil publiquement fustigé et ses espoirs de promotion sociale par le mariage ridiculisés. Maria, l'instigatrice du complot, lui inflige une redoutable leçon d'humilité en lui préparant un scénario qui projette au grand jour ses désirs inavouables. Sa déconfiture ajoute une note plus grave à la situation et laisse planer la menace de la tragédie .

Dans Twelfth Night la gaieté de la fête dissimule les forces de désordre derrière ses masques. L'action naît des transgressions de toutes natures : usurpation d'identité, amours impossibles, mariage hâtif pour éviter toute équivoque, deuil soudainement abandonné, règles de l'hospitalité et de l'honneur méprisées, farces cruelles de mauvais goût. Les chansons de Feste accompagnent les épreuves successives endurées par les personnages animés par la soif d'aimer et d'être aimés. Le puritain, Malvolio, emplit des chimères de l'amour de soi, aliéné qui ne se reconnaît pas comme tel, porte en lui une folie que ni les bacchanales de Sir Toby et ses comparses ni les rites d'exorcisme imposés par le port des bas jaunes, ni l'internement mené par Feste-Sir Topas ne guérissent totalement.

Usant d'un langage métaphorique, les chansons participent de cette mise en abyme du théâtre shakespearien où tant d'éléments disparates sont harmonisés dans un symbolique ambiant. Les chansons que Feste semble improviser sont soigneusement choisies pour renvoyer à un hors-scène analogique qui éclaire le sur-scène dialogiquement, parlant à la fois aux sens et à l'esprit de l'auditoire. Les dialogues parlés et les chansons se répondent et s'entrelacent, formant un langage composite et renforçant la signification des données de la pièce. Dans la troisième scène de l'acte 2, Feste et ses compagnons créent une ambiance de carnaval en sélectionnant des bribes de ballade , et en chantant une part-song qui montre la folle musique à l'œuvre, rappelant la taverne où maintes scènes du "théâtre du Vice" se déroulaient et où se scellaient le pacte avec le diable. Babel fait son incursion dans l'Illyria, mettant en danger le langage de la pièce et le dialogue qui la construit. La scène est codée des lois du carnaval et l'intendant subira forcément sa désintronisation. Dans la scène de la chambre noire, lorsque Feste chante "I am gone sir" il se désigne comme le Vice de l'aire de jeu Tudor et redéfinit le puritain Malvolio comme le diable ou le possédé du démon. Toute la scène est connotée d'exorcisme et de l'ambiance du "théâtre du Vice" réhaussée par les déguisements de Feste et le clan des vices qui jubilent de voir souffrir leur proie.

Le triomphe bascule en défaite lorsque Sir Toby songe à la vertueuse Olivia et à ses réactions. Malvolio est éprouvé jusqu'à l'insoutenable et le jeu destructeur cesse. La comédie du mal atteint ce paroxysme où le jeu cesse d'être drôle comme dans la pièce anonyme Mankind lorsque le "héros" éponyme, ne pouvant plus d'être plongé dans le vice, réclame une corde pour se suicider. Malvolio frise l'état de démence mais ne se réconcilie pas avec son entourage car il porte en lui une folie animée du désir de vengeance : ‘"I'll be revenged on the whole pack of you" ’(5. 1. 365). Cette imprécation fait passer le ton de la composition douce-amère en mode mineur, laissant pressentir le spectateur que l'équilibre délicat entre le tragique et le comique risque d'être rompu de nouveau. Shakespeare clôt sa pièce par la chanson énigmatique du bouffon qui, teintée de mélancolie, ne dissipe pas les nuages qui se sont amassés au-dessus de l'Illyrie et ramène le spectateur à la réalité de tous les jours avec son refrain : ‘"For the rain it raineth everyday".’

Notes
505.

Twelfth Night , 3. 4. 22.