2. 14 L'aspect tragique sénéquien de la tragi-comédie renaissante

Le portrait du tyran de Damon and Pithias doit certainement beaucoup à Sénèque qui, en ces années 1560 avec la publication entre 1559 et 1566 de sept tragédies du Cordouan, va probablement influencer le monde littéraire de l'époque. Certes il est difficile de mesurer le degré d'influence de Sénèque sur le théâtre populaire anglais car, comme la plupart des tentatives de "chasse aux sources", il est possible d'expliquer aussi plausiblement les ressemblances en arguant qu'il s'agit du prolongement de la tradition autochtone. Constatons cependant que chez certains dramaturges un accent sénéquien est sensible dans les images, dans les tours oratoires, et dans les questions et méditations relatives à la condition humaine où s'exprime l'inquiétude spirituelle d'une époque caractérisée par le scepticisme.

Les procédés du Cordouan sont imités pour mettre en œuvre les exemples édifiants pour lesquelles Richard Edwards , et ses contemporains, avaient une prédilection. En témoignent l'éloge que faisaient les traducteurs, ainsi que l'italien Giraldi Cinthio , à propos des sentences de Sénèque et des citations décoratives émaillant les tirades, comme c'est le cas pour le prologue de Cambises où Thomas Preston cite entre autres Thyeste 506 .

Dans le Damon and Pithias d'Edwards une explication sentencieuse du sens des actions est souvent proposée. De nombreux lieux communs sur la nature de l'amitié, énoncés par Aristote et Cicéron , parsèment les tirades de Damon et de Pithias et les deux courtisans, Aristippus et Carisophus, renvoient le reflet inversé des nobles amis par des dialogues entremêlés de banalités sur l'incompatibilité de l'amitié et de l'hypocrisie. Les dialogues sur le pouvoir du prince, composés de sentences qui rappellent Sénèque , contribuent à brosser le portrait du tyran . La fécondation du drame Tudor par Sénèque se fait en partie à travers les thèmes relatifs à la morale politique. Si le stéréotype du tyran repose aussi sur la tradition populaire provenant des Mystères , les thèses de Machiavel ne sont pas étrangères au nouvel élan de sa future carrière. La Renaissance a perçu dans la poésie tragique de Sénèque, comme dans ses traités, un moyen de fortifier les âmes contre l'adversité et de définir une règle de conduite immuable en des temps difficiles. Maints auteurs et donc un large public de l'époque sont en accord avec ces préceptes sénéquiens.

Tel est le cas du thème de la fortune, leitmotiv des tragédies de Sénèque , de la Consolation of Philosophy, des œuvres de Chaucer , Lydgate, Skelton, etc., et de nombreuses pièces élisabéthaines. Le thème de la Fortune est une idée commune aux écrivains classiques et Sénèque l'a peut-être exploité d'une façon plus tragique que les autres auteurs de l'antiquité.

Le thème du sang qui appelle le sang est souvent attribué à l'influence de Sénèque . Sénèque lui-même emprunte certainement à Euripide dont il est le disciple latin le plus illustre, rejoignant ici les enseignements de l'Ancien et du Nouveau Testament et leur donnant une tragique confirmation. L'emploi abusif de ce thème a valu aux "imitateurs" de Sénèque les sarcasmes de Thomas Nashe – "English Seneca read by candle light yeeldes manie good sentences, as Bloud is a beggar, and so foorth." 507 L'identification des sources est difficile à une époque où l'humanisme tente d'opérer la synthèse des enseignements païens et bibliques. Les "influences" sénéquiennes, dans leur majorité, font partie de l'héritage médiéval nourri du Sénèque des Dialogues, du vulgarisateur de la sagesse antique. Eubulus nous indique que ses conseils proviennent de sources diverses lorsqu'il disserte sur la meilleure conduite d'un prince :

‘The strongest pillars of princely dignity
I find this — justice with mercy, and prudent liberality :
The one judgeth all things by upright equity,
The other rewardeth the worthy, flying each extremity.
As to spare those which offend maliciously,
It may be called no justice, but extreme injury ;
So, upon suspicion of each thing not well-proved,
To put to death presently whom envious flattery accused,
It seemeth of tyranny. And upon what fickle ground all tyrants do stand,
Athens and Lacedemon can teach you, if it be rightly scann'd ;
And not only these citizens, but who curiously seeks
The whole histories of all the world — not only of Romans and Greeks —
Shall well perceive of all tyrants the ruinous fall ;

(v. 749-761)’

Si certains thèmes politiques développés dans le théâtre Tudor puisent leur source dans la Bible, la griffe de Sénèque est bien présente : un royaume ne peut avoir deux maîtres ; un roi est au-dessus des lois imposées à ses sujets ; une royauté inique ne saurait durer longtemps.

L'influence de Sénèque 508 est plus évidente dans la structure et la technique dramatiques de certaines pièces élisabéthaines, comme le Gorboduc (c. 1560-1561) de Norton et Sackville. Ce n'est pas le cas de Damon and Pithias qui se rapproche plus d'une tragédie de Cinthio avec son dénouement comique. Selon Marvin Herrick il serait plus judicieux de la placer dans la tradition du "Térence christianisé" car Cinthio n'intégrait pas de scènes de comédie bouffonne au milieu de ses tragédies. On trouve néanmoins une certaine rigueur sénéquienne dans la façon de précipiter les événements vers le dénouement, d'inspirer la terreur et la pitié et créer une ambiance favorable aux considérations politiques des dernières scènes. La scène de la tonte de Grim ne constitue pas une intrigue secondaire, ni un épisode de farce inséré pour détendre l'atmosphère. Elle a comme fonction d'occuper l'intervalle des deux mois de séparation des amis éponymes et de représenter, par ostension, le mal répandu par le tyran en s'insinuant dans les couches inférieures de la société. Comme dans les pièces de Shakespeare l'unité d'intérêt constitue le véritable centre de l'action.

On pourrait déceler une similitude dans la pauvreté psychologique des personnages principaux d'Edwards et de Sénèque . La structure psycho-dramatique des personnages de Sénèque les lie étroitement au mécanisme de l'action. Ils sont conçus davantage comme des personnages-causes et de leur défaut naît l'action, une action linéaire. Ce genre de caractérisation est présent dans le théâtre du Vice avec ses personnages allégories ; mais les tyrans de la tragédie de Sénèque ne se repentissent pas, alors que Tout Homme et le Dionysius de Damon and Pithias subissent un changement radical. Si les héros de Sénèque sont un prétexte pour la tragédie, les protagonistes de la tragi-comédie montrent le processus qui conduit à la réforme, présentent simultanément le fourmillement du concret et le dynamisme de réalités plus fugaces, ne figent pas les personnages dans un canon déjà préétabli mais participent au processus qui forme le spectateur/lecteur dans une tradition qui précède la formation de canons. Un autre théoricien que Polonius nous indiquera les articulations de ce processus dans A Midsummer Night's Dream lors de la mise en scène de la pièce des artisans, The Most Lamentable Comedy and Most Cruel Death of Pyramus and Thisbe : véritable parodie du processus de la formation du spectateur, cette pièce dans la pièce est une parodie non seulement des excès pratiqués dans l'imitation du style de Sénèque — Bottom se sent pressenti pour le rôle d'un tyran , dont il dessine les contours rendus conventionnels par des dramaturges comme Thomas Preston dont Shakespeare parodie sa pièce Cambyses  : A Lamentable Tragedy Mixed Full of Pleasant Mirth, non seulement en imitant le titre mais aussi en accentuant les résonances sénéquiennes par un abus de l'allitération :

‘Yet my chief
humour is for a tyrant. I could play 'er'cles rarely, or a part
to tear a cat in, to make all split.
The raging rocks
And shivering shocks
Shall break the locks
Of prison gates,
And Phibus' car
Shall shine from far
And make and mar
The foolish Fates.
This was lofty. Now name the rest of the players.—This is 'erc'les vein, a tyrant's vein.

(A Midsummer Night's Dream , 1.2. 21-33)’

En même temps Shakespeare semble faire un clin d'œil parodique en direction de ces érudits de la théorie littéraire qui voudraient canoniser l'imaginaire et refuser aux poètes le droit de choisir leurs rêves. Par delà l'harmonie terrestre, il existe une harmonie divine, symbolisée par le monde antique dans la pièce, capable d'exprimer toute émotion, et d'intervenir à tout moment. Une présence providentielle est à l'œuvre pour mettre à l'épreuve le héros et faire de telle sorte que la tragédie soit avertie.

Les allusions aux personnages mythologiques sont légion dans le théâtre de cour ; elles s'intègrent dans un élément pastoral avec musique, chants de bergers, danses, rituel des nymphes, sacrifices. Dans Damon and Pithias les Muses se joignent à Eubulus pour intensifier le moment dramatique qui prélude à l'exécution du héros. Spectacle et chant hypertrophiés lui confèrent une grandeur tragique. Cette deuxième complainte , comme celle de Pithias, se fait le véhicule du point essentiel de la pièce : seule l'amitié peut donner un sens au monde physique, telle est la leçon enseignée au tyran Dionysius qui s'était enfermé dans la paranoïa.

Le tyran est dissuadé de suivre sa trajectoire sanguinolente par le témoignage de l'amitié parfaite que les amis lui montre. Leur discours aussi agit sur ses cordes nouvellement sensibles et l'exemple de l'amitié véritable l'emporte sur la tyrannie. L'émerveillement est un ingrédient essentiel du théâtre tragi-comique, et provoque le dénouement heureux chez Dionysius ainsi que chez maint héros tragi-comique du "théâtre providentiel" :

‘DIONYSIUS
O noble friendship, I must yield ! At thy force I wonder.
My heart this rare friendship hath pierc'd to the root,
And quenched all my fury. This sight hath brought this about,
Which thy grave counsel, Eubulus, and learned persuasion could never do.’

Encore ouvertement didactique, Edwards ne pose pas tous ses éléments sur la surface. L'hypertrophie de termes qui renvoient à un hors-champ absent contribue à l'aboutissement spectaculaire qui dans ce contexte est polyphonique, avec son hybridation de culture classique et judéo-chrétienne, avec ses mêlées lyriques, comiques, tragiques, héroïques, moralisatrices et ses intermèdes musicaux. Cette pièce, Damon and Pithias , dans laquelle on souligne bien souvent plus de défauts que de points positifs, mérite pourtant bien sa place parmi les œuvres qui ont contribué à l'édifice shakespearien tragi-comique.

L'élément métathéâtral est aussi présent, peu développé certes, mais le tyran met le doigt sur le pouvoir du théâtre de changer les comportements ; c'est le théâtre entier qui est orphique, ses forces combinées agissent sur les comportements les plus réticents, les plus cruels :

‘[To Damon and Pithias ] O noble gentlemen, the immortal gods above
Hath made you play this tragedy , I think, for my behoof.
Before this day I never knew what perfect friendship meant ;
My cruel mind to bloody deeds was full and wholly bent ;
My fearful life I thought with terror to defend.
(nos italiques)
(v. 1666-1673)’

Damon et Pithias montre l'une des formes de la tragi-comédie qui prévalaient à la Renaissance. On ne peut pas la répertorier parmi les tragédies di lieto fin telle que Cinthio l'analyse parce qu'elle insère des scènes de comédie ; Herrick, quant à lui, la classerait parmi les Christian Terence plays. Ce dernier perçoit dans Damon and Pithias l'émanation de la comédie latine térentienne débarrassée de son contenu scabreux et moralisateur. Certes, comme le précise Edwards dans son prologue, la pièce n'a pas tous ces "toys" (v. 3). L'intermède n'est pas inséré pour fournir ce que les critiques ont dénommé comic relief car il joue en contrepoint les thèmes de la pièce : le vice que les protagonistes du mal portent en eux se reflètent dans le monde bas et vulgaire des serviteurs.

Dans Damon and Pithias le parcours des deux amis, comme celui du tyran , est un voyage initiatique : l'amitié est mise à l'épreuve ; le tyran est initié aux "mystères" orphiques qui recèlent les clefs de l'harmonie et de l'ordre dans le royaume des vivants. Le discours du tyran fait l'éloge du pouvoir du théâtre sur l'homme 509 . La voix orphique fait partie des artifices dont dispose le théâtre tragi-comique. Le tyran apprend à être clément, à tempérer son pouvoir, à contenir ses passions déréglées. Le spectateur est sollicité : au début de la pièce on lui propose d'entrer dans l'univers spectaculaire et à son dénouement on le convie à se joindre aux festivités dans la chanson finale, chant qui remplace la traditionnelle prière à la reine. Ainsi le spectateur est prié de s'impliquer dans le parcours initiatique des protagonistes du sur-scène. Le dramaturge opère une reconstruction qui fait intervenir le temps historique et le temps mythique dans une féconde complémentarité : cette démarche lui permet de jeter un regard lucide et sans complaisance sur le pouvoir actuel, utilisant les ressources du mythe pour démystifier une histoire Tudor idéalisée. La chanson finale évoque une situation idéale qui est loin de refléter la situation réelle. Dans ce théâtre le banal et routinier niveau de réalité cède la place à un monde idyllique chargé de symbolisme et qui ouvre la voie à un niveau supérieur de la perception. Le poète-musicien–dramaturge qu'est Richard Edwards se montre capable, par son art, de réconcilier les contraires. Le mythe d'Orphée civilisateur et dompteur des passions, amant qui frappe aux portes de la mort pour récupérer son Eurydice est cousu dans la trame de la fable : chacun des amis est prêt à se sacrifier pour l'autre et leur exemple fait entendre à Dionysius ce que Damon appelle "friendship's heavenly lore" (v. 1687) réitéré par Pithias quelques vers plus tard comme "friendship's lore" (v.1698) et lui permet d'accéder à leur "friendly society" (v. 1689). L'idée que c'est l'amour qui forme le nœud primordial d'un univers harmonieux est répétée dans la scène finale de la réconciliation : Pithias ‘"will knit the perfect knot of amity" ’(v. 1700) et Eubulus prononce ces paroles pleines de sagesse néoplatonicienne : ‘"Where virtue doth not knit the knot, there friendship cannot reign ; "’ (l. 1746). Les théories sur l'ordre et l'harmonie sont sans cesse rappelées dans le théâtre Tudor et constituent un appel à la modération dans une société en mouvement.

Notes
506.

Thomas Preston, Cambyses King of Persia, in The Minor Elizabethan Drama, vol. 1, selected by Ashley Thorndike, Everyman's Library, London: J. M. Dent, 1910, repr. 1939.

PROLOGUE

The sage and witty Seneca his words thereto did frame :

"The honest exercise of kings, men will ensue the same.

But contrariwise if that a king abuse his kingly seat,

His ignomy and bitter shame in fine shall be more great."

(v. 11-14)

507.

Robert Greene , Menaphon (1589), préface par Thomas Nashe , "To the Gentlemen Students of Both Universities", éd., Edward Arber, The English Scholar's Library of Old and Modern Works, Birmingham, 1880, p. 9.

508.

Voir Jean Jacquot, "Sénèque , la Renaissance et nous", Les Tragédies de Sénèque et, le théâtre de la Renaissance, éd. Jean Jacquot, Paris: Editions du CNRS, 1973, pp. 271-307.

509.

Concernant ce thème du pouvoir théâtral on ne peut s'empêcher d'opérer une incursion dans le monde shakespearien notamment lorsque Hamlet fait jouer "La Souricière" à Claudius pour le déstabiliser (Hamlet, 3. 2.). En faisant pression sur lui il provoque une prise de conscience du mal qui est en lui.