3. 1 La thématique amoureuse de la pastorale

La pièce du Tasse, l'Aminta , dont la première représentation eut lieu vraisemblablement en 1573, témoigne par excellence de l'idéal amoureux de la littérature pastorale à son apogée entre la Renaissance et le baroque. Cet idéal utopique peut se résumer dans la liberté absolue et innocente, source d'un bonheur parfait. Cette liberté appartient à un âge lointain et perdu que les bergers peuvent seulement regretter : en effet, en ce temps bienheureux il n'y avait pas d'opposition entre la satisfaction des sens et la loi morale, car cette dernière n'existait pas encore et l'innocence de l'amour n'était pas entachée de la conscience angoissante de sa culpabilité.

Quelques schémas récurrents se dégagent des textes pastoraux : l'un des bergers composant le couple potentiel n'aime pas son partenaire, lequel en revanche s'obstine à lui démontrer son dévouement, à solliciter l'objet de son affection. Le schéma de base est souvent une approximation du thème d'Hippolyte : une nymphe vierge dédaigneusement chaste et vouée à Diane est aimée par un berger adorateur de Vénus . Ce schéma de la fuite-poursuite se reproduit parfois en chaîne, lorsque le partenaire fuyant aime un autre personnage qui, de son côté, le repousse, et ainsi de suite. Le schéma constance-inconstance fait appel aux plans temporels : l'inconstance d'un amant rejette dans le passé le bonheur de son partenaire constant, dans l'âme duquel se met en mouvement le mécanisme du souvenir, de la nostalgie, du regret. Le thème des couples rendus malheureux par un élément qui les sépare est souvent présent : l'honneur est le plus souvent cet agent de discorde qui impose à la femme de contenir ses sentiments voire même de les cacher en feignant l'indifférence. Le comportement des amants suit alors le schéma simulation-dissimulation qui est potentiellement très riche, comme le démontre le théâtre de John Lyly 510 dont les comédies mythologiques déguisent les personnages féminins en personnages masculins effectuant de véritables métamorphoses ovidiennes vibrantes d'un érotisme ambiguë. En d'autres circonstances ce sont des obstacles extérieurs qui viennent troubler la paix de la fable bocagère.

La pastorale , dans son sens le plus complet, est quelque chose de plus qu'un attribut littéraire : c'est aussi un besoin de réformer la vie. L'idéal bucolique — l'amour simple au milieu des innocentes joies de la nature — délivre les esprits de la contrainte de l'amour courtois, et de la plate réalité. Ce remède pourtant ne conduit pas à un réalisme robuste, mais se borne en pratique à une ornementation élaborée des mœurs courtoises. Dans la fable bocagère, l'amant s'imagine être un berger et tout contact se perd avec la réalité, les éléments de l'amour courtois étant transposés dans le cadre pastoral : un paysage ensoleillé, pénétré du son des flûtes et du chant des oiseaux, où les chagrins et les désirs d'amour se fondent dans la douceur. L'âme aimante est mise en contact avec les beautés de la nature dans son rêve d'amour.

La notion de théologie poétique s'accommode fort bien du pastoralisme 511 . Selon Richard Cody, l'ambition de Sidney et les praticiens contemporains du discours pastoral était ‘"to speak a soul language that does not deny sensuous enjoyment of the world."’ 512 Cody illustre son propos en faisant ressortir la duplicité érotique de la vie du berger qui émane du poème de Christopher Marlowe, "Passionate Shepherd to his Love" 513

‘Come live with me, and be my love
And we will all the pleasures prove
That valleys, groves, hills and fields,
Woods or steepie mountain yields.
Le poème de Marlowe parle au corps autant qu'à l'âme.’

Louise George Clubbe voit un exemple de naturalisme libertin dans l'Aminta du Tasso qui fait contraste à la moralité réactionnaire du Pastor Fido de Guarini : ‘"for Tasso 'what pleased was proper,' whereas for Guarini 'what was proper pleased'’." 514 Ses remarques sont fondées sur les chœurs de chacune de ces pièces : la conclusion du quatrième chœur du Pastor Fido offre une morale bien différente de celle du Tasse : ‘"True joy is a thing / That springs from Vertue after suffering" ’(v.5575-5576 515 ) contraste délibérément avec le commentaire comico-sérieux du chœur de l'Aminta : ‘"Give to others dear bought pleasure, / Give me cheap and little measure’ 516 ." Le Tasse publie un manifeste, Discorsi dell'arte poetica (1587) dans lequel, sur des bases aristotéliciennes il élabore une théorie complète de l'art poétique, tout en s'opposant à deux tentations de l'époque : faire de la poésie un simple instrument de l'éthique ; admettre que dans la poésie moderne en langue vulgaire encore en gestation, tout peut arriver. Il s'oppose ainsi à la contamination des genres, au mélange des opposés (actions nobles de personnages du commun), qui aboutissent en ces années à la création de la tragi-comédie dont Guarini se proclame le fondateur.

Notes
510.

Il ne nous sera pas possible, dans le cadre de ce travail, d'explorer la contribution de John Lyly à la matrice esthétique qui féconde la vision tragi-comique de Shakespeare . Nous renvoyons le lecteur à M. C. Bradbrook qui souligne le fait que Lyly est le seul dramaturge anglais de comédies à être mentionné dans l'hommage rendu par Ben Jonson à Shakespeare, préfixé à la première publication des œuvres de Shakespeare in-folio en 1623. Voir M. C. Bradbrook, The Growth and Structure of Elizabethan Comedy, London: Chatto & Windus, 1955, p. 221, n. 9. Comme le suggère Bradbrook (p. 66), avec Mother Bombie (1589), "Lyly's rhetorical artifice now concealed a powerful unifying imagination, which welded together Ovidian, Italian and English tradition. He became the dramatist's dramatist, providing a model both for the youthful Shakespeare and the youthful Jonson . Both reacted against him, but it was the kind of reaction that presupposes a debt."

511.

L'étymologie du mot l'aide à se faire accepter : dérivé du latin pastor ("berger, prêtre")et "spécialisé en latin chrétien à propos de celui qui a la charge de guider la spiritualité d'un ensemble de personnes et du chef d'une communauté chrétienne."Voir l'article "pasteur" du Dictionnaire historique.

512.

Cody, The Landscape, p. 155.

513.

Ibid., p.155.

514.

Louise George Clubb, Italian Drama in Shakespeare 's Time, New Haven and London: Yale University Press, 1989, p. 128.

515.

L'édition utilisée est celle de Walter F. Station, Jr. et de William E. Simeone, A critical edition of Sir Richard Fanshawe's 1647 translation of Giovanni Battista Guarini 's "Il Pastor Fido ", Oxford: OUP, 1964.

516.

Cité par Herrick, Tragicomedy, p. 130.