3. 3 Il Pastor Fido : véritable manifeste de la tragi-comédie renaissante

Il est à remarquer qu'à la même époque où la Defence de Sidney circulait en Angleterre, décriant le "mongrel tragicomedy 520 ", Guarini se préparait à défendre son drame mixte contre les attaques acerbes d'un professeur de Padoue, Jason de Nores. Si nous nous intéressons à sa pièce, Il Pastor Fido , c'est parce qu'elle nous renseigne sur la théorie et sur la pratique dramaturgique de la Renaissance, Guarini étant l'auteur de trois essais et de copieuses notes commentant ladite pièce. Elle est écrite selon une prescription pour un genre nouveau qu'il baptise du nom de tragicomédie. La bataille du théâtre tragicomique qu'elle engendre fut vive et complexe 521 . Le mélange du comique et du tragique que pratique systématiquement Guarini, à la fois par goût et par souci d'originalité, va faire du Pastor fido une des pièces maîtresses du débat opposant, jusqu'au début du XVIIIe siècle, les défenseurs et les adversaires de la poétique aristotélicienne. Guarini lui-même propose une poétique des "genres mixtes" et du pur divertissement, dans son précis de poésie tragi-comique (Compendio della poesia tragicomica, 1601).

En Angleterre le drame pastoral ne connaît pas l’engouement dont il jouit en France ou en Italie. L'Aminta et Il Pastor Fido sont lues par un public anglais, comme en témoigne la publication de plusieurs éditions et traductions, mais les dramaturges anglais adaptent les conventions du drame pastoral à leurs traditions 522 . Il a été suggéré que Shakespeare aurait pu connaître la Compendio que rédigea Guarini par l'intermédiaire de Giacomo Castelvetro le tuteur italien de la cour d’Ecosse, de Lord North et de Sir Charles Blount. 523 Castelvetro se procure un exemplaire de la pièce de Guarini et le dédie à Sir Charles Blount, l'amant de la célèbre Stella de Sidney . Le rôle de ces intermédiaires pétris de culture étaient aussi de faire connaître les chefs d'œuvre à la mode ; grâce à Castelvetro, l'Aminta et Il Pastor Fido sont imprimées à Londres sous la presse de John Wolfe dès 1591.

Le sujet central de la pièce de Guarini est le pouvoir de l'amour à transformer l'âme : cette thématique ressort surtout dans les amours contrariés de Mirtillo et d'Amarillis, révélée dans l'attitude courtoise que Mirtillo montre à l'égard d'Amarillis dans l'acte 3, dans le sacrifice de soi que Mirtillo accepte au nom de sa bien aimée, ainsi que dans la transformation d'Amarillis de jeune femme craintive en jeune femme courageuse dans la scène 2 du cinquième acte 524 . Bien que la pièce intègre un réseau de significations d'origine classique et chrétienne, le détracteur de la pièce le plus tenace, Jason De Nores, lui reproche que le mélange d'éléments tragiques et comiques détruit l'unité artistique et que des lyriques centrés sur les amours de bergers rustres ne peuvent faire l'éducation morale des citadins. Guarini se défend en rétorquant dans son Compendio que le dramaturge use de son art pour remodeler le tragique et le comique afin de créer une nouvelle forme composite :

‘[Selection by art. 13a]
Art observes that tragedy and comedy are composed of heterogeneous parts, and that therefore if an entire tragedy and an entire comedy should be mixed, they would not be able to function properly together as in a natural mixture, because they do not have a single intrinsic natural principle, and it would then follow that in a single subject two forms contrary to each other would be included. But art, a most prudent imitator of nature, plays the part of the intrinsic principle, and while nature alters the parts after they are united, art alters them before they are joined in order that they may be able to exist together and, though mixed, produce a single form. 525

Le dramaturge rend explicite le sens de cette théorie en l'illustrant par le traitement comique que subissent les personnages Corisca et le satyre , traitement qui contribue à tempérer la tonalité tragique que pourraient conférer à la pièce ce couple de vilains : les annotations de l'édition de 1602 expliquent la démarche.

Guarini contre-attaque la critique qui fustige le choix du cadre pastoral en rappelant à De Nores que les bergers du passé formèrent une société composée d'une hiérarchie correspondant aux rôles assignés à chaque membre de la bergerie :

‘[Pastoral characters. 46]

[…] In the same way in those early times the pastoral life was conducted ; they were all shepherds, but some of them governed and others were governed ; some took the flocks afield and others did not. 526

Ainsi la rusticité n'exclut pas un corollaire de sophistication.

Guarini pratiquait consciemment une sorte de modernisme. En réponse aux critiques, il s'efforce d'accommoder sa pièce aux préceptes et concepts classiques, mais sa position repose sur le postulat que la tragi-comédie est un genre nouveau, crée pour satisfaire aux goûts d'un public contemporain. Il insiste sur le style et la substance de la tragi-comédie qui ont pris racine en réponse aux demandes du public et argumente aussi que ces nouvelles aspirations justifient la forme adoptée :

‘[Purgation no longer needed. 24]

[…] to many the tragic poem is not pleasing in nature, since all do not have need of what purges. And just as the age changes, habits change … And to come to our age, what need have we today to purge terror and pity with tragic sights, since we have the precepts of our most holy religion, which teaches us with the word of the gospel ? Hence these horrible and savage spectacles are superfluous, nor does it seem to me that today we should introduce a tragic action for any other reason than to get delight from it. 527

Il rejette une interprétation morale de la Poétique d'Aristote en arguant que la fin de la poésie n'est pas tant l'instruction que le plaisir. En Italie la tragi-comédie va prendre forme à partir de la dégénérescence de la comédie , réduite à de simples intermezzi, et de la tragédie , qui a perdu toute sa sève et même sa fonction. La coalescence de la tragédie et de la comédie va produire cet élément nouveau qu'est la tragi-comédie et qui, par sa vitalité, sera source de régénération du théâtre :

‘[Tragic and comic elements that cohere. 12]

He who composes tragicomedy takes from tragedy its great persons but not its great action, its versimilar plot but not its true one, its movement of the feelings but not its disturbance of them, its pleasure but not its sadness, its danger but not its death; from comedy it takes laughter that is not excessive, modest amusement, feigned difficulty, happy reversal, and above all the comic order […] 528

D'autre part, dans la formulation de son nouveau genre, Guarini insiste sur la notion de décorum. Selon sa conception de la caractérisation des protagonistes, chaque personnage se conforme à un principe éthique qui fournit son trait de caractère principal, son "architectonic" comme le précise Guarini : ainsi Mirtillo est motivé par la foi, Amarillis par la chasteté, Corisca par la luxure effrénée.

Dans la préface de l'édition de 1602, Guarini fait le résumé de l'intrigue mettant l'emphase sur le dénouement propre à la comédie et sur l'action complexe avec ses renversements assortis de péripéties et de reconnaissances. L'intrigue est marquée d'un schéma psychologique caractéristique de la plupart des pastorales : chaînes d'amour en cascades où chacun, aimant qui ne l'aime pas, fuit qui le poursuit, poursuit qui le fuit. Grand nombre de scènes sont des supplications ou des plaintes, plaintes à une personne absente, à une inconstante, à une infidèle, à une chaste. La vieille métaphore du feu et de la glace s'habille de la passion et du dédain dans les péripéties amoureuses qui se propulsent vers le dénouement heureux.

Guarini place Il Pastor Fido parmi les "nobles fables" qu'Aristote admire :

‘Without any doubt Il Pastor Fido should be put in the second class, whence it becomes a noble type of fable, having the most esteemed condition which a dramatic poem may have and a recognition very similar to that of Oedipus Tyrannis, which was most highly praised by the afore-mentioned Philosopher, a recognition by means of which the state of the fable is unexpectedly changed from sad to happy fortune. 529

Cet aspect de la théorie littéraire de Guarini est retenu par maints auteurs dans la réalisation de tragi-comédies : le dénouement de l'action complexe engendre le renversement de la fortune par l'intermédiaire d'une révélation inattendue. L'intrigue conduit certains des personnages à l'orée de la mort, pour être sauvés in extremis grâce à une intervention heureuse, voire même miraculeuse.

L'emphase dans le synopsis de Guarini est mise surtout sur la scène de reconnaissance qui est une véritable scène à faire, rendue obligatoire par la logique inhérente au genre que crée Guarini, qui conduit les conflits immanquablement vers une réconciliation gratifiante. La préface de 1602 ne pourrait pas focaliser plus nettement sur la scène de reconnaissance vers laquelle tous les éléments de la fable principale convergent :

‘In the catastrophe is contained the agon between Montano and Carino, the recognition of Mirtillo, the interpretation of the oracle, the death of Mirtillo converted to marriage, all things which had a moment ago been tearful made joyful, the lovers who had up to then been miserable espoused, the province freed from the horrible tribute, and the fable happily changed from very sad to very joyful fortune only through the recognition of the Faithful Shepherd 530 .’

La révélation de la parenté de Mirtillo est intégrale à la conception et au développement de l'action. Guarini fait ressortir toute l'importance qu'il attache à la fonction organique de cette scène en insérant un commentaire à propos du vers 4742 :

‘Here begins the very fine artistic recognition in this plot, which has all those elements which Aristotle teaches us belong to the more perfect and notable plots.These are three : that it be both necessary and realistic ; that it be made not through signs but through reasoning ; and that it produce a change either from happy to sad or from sad to happy fortune — which conditions are all clearly present in this recognition … Above all it is so like that of the Oedipus Tyrannis, truly marvellous and greatly celebrated by the Philosopher, that it could not be more so, the messenger in the work having carried over the very terms and words of Sophocles. 531

Ce parallèle est déconcertant mais justifié car sa pièce génère une analogie tragi-comique similaire pour la scène de reconnaissance de la pièce de Sophocle dans laquelle le messager, persuadé qu'il apporte une bonne nouvelle, fait découvrir à Œdipe tout le caractère monstrueux de son identité. Dans la pièce de Guarini le processus est inversé : le berger fidèle, Mirtillo, s'avère être le fils de Montano, le frère perdu de Silvio et de la sorte délivre l'Arcadie de sa malédiction, et transforme le désespoir en joie révélant également que tous les événements qui servent à nouer l'action donnent à la fable l'apparence d'un schéma vraisemblable. Dans le Pastor Fido tous les fils de l'intrigue sont dénoués de telle sorte que la malice et le malheur deviennent les agents au service de l'ordre et de la bienfaisance. Les machinations de Corsica, les malentendus entre les amants (des deux intrigues), la malédiction qui plane au-dessus de l'Arcadie sont pris à leur propre piège et mènent en fin de compte le ballet des métamorphoses qui transforme le désespoir en consolation et préside au triomphe des forces de la vie sur la mort.

Ce schéma revêt une toute autre importance à celle qui consiste à bien agencer une série de conflits. Guarini découvre que ces péripéties qui aboutissent à la résolution caractéristique du dénouement tragi-comique s'associent aisément au motif observable dans la littérature chrétienne orthodoxe, celui de la felix culpa selon lequel l'accomplissement de la félicité est envisagé non seulement comme la récompense de la souffrance mais aussi comme son corollaire. Ce pressentiment nous est communiqué lorsque Tirenio entrevoit la fin du malheur dont l'Arcadie était accablée :

‘Behold the deep
Secret, which Fate did from my knowledge keep !
Behold the happy day, with such a flood
Expected of our tears, and of our blood !
Behold the blessed end of all our pain !

(Il Pastor Fido , 5. 6. 5095-5099)’

Peu après, Amarillis non seulement pardonne mais aussi se réjouit des vilenies de Corisca :

‘I do not onely pardon, but respect
Thee as my friend, regarding the effect,
And not the cause. 'For poysons if they make
'Us well, the name of soveraign Med'cines take ;
'And painfull lancings for that cause are dear :
So whether friend or foe, or whatso e're
Thou wert to me in purpose and intent ;
Yet my Fate us'd thee as her instrument
To work my blisse, and that's enough : for me
'Twas good Treason, a blest Fallacy
I'm sure.

(Il Pastor Fido , 5. 9. 5528-5539)’

Le chœur de la fin fait un résumé de l'action et de l'effet tragicomique souhaité :

‘CHORUS
All is not joy
That tickles us : Nor is all that annoy
That goes down bitter. 'True joy is a thing
'That springs from Vertue after suffering.
(Il Pastor Fido , 5. 10. 5573-5576)’

Le paradoxe est illustré à plusieurs reprises par l'action. Les menaces dirigées contre Amarillis et Mirtillo sont constamment transformées en processus par lesquels ils sont protégés et rapprochés. Corisca, le personnage de haut relief du Pastor Fido, est un personnage-Vice féminin, plus conscient de sa méthode et plus féroce. C'est la femme sans cœur, égoïste et calculatrice. Elle se joue des hommes pour ne pas en être victime, et tente de les briser en les dressant les uns contre les autres et en les asservissant. Quiconque lui résiste anime en elle de cruels stratèges :

‘Thus like two seas encountring, Hate and Love,
Desire and Scorn in me dire battell move

(Il Pastor Fido , 1. 3. 650)’

Elle épouse délibérément une doctrine de l'inconstance en complète opposition à l'amour fidèle et aux cœurs purs de la pastorale . Elle a appris son art à la ville et fait étalage des mœurs pratiqués à la cour. A la manière du Vice de la pièce morale, elle inverse sciemment les valeurs officielles en vigueur : l'honneur des dames est réinterprété à sa façon :

‘CORISCA
A womans honour is
'T' have many Servants : Courtly Dames know this,
Who live in Towns, and those most practise it
Who have most wealth, most beauty, and most wit.
'Tis clownishnesse (say they) to reject any,
And folly too, since that's perform'd by many,
One cannot do : […]
This merry life is by great Ladies led
In Towns, and 'twas my fortune to be bred
With one of them ; by whose example first,
Next by her rules, I in Loves art was nurst
Up from my childhood : she would often say,
'Corisca, thou must use another day
'Thy Lovers like thy garments, put on one,
'Have many, often shift, and wear out none.

(Il Pastor Fido , 1. 3. 687-93 ; 699-706)’

Comme le Vice , elle dévoile son identité et ses motivations maléfiques. Un glissement s'effectue néanmoins : l'enjeu pour lequel les agonistes concourent n'est plus l'âme des victimes, comme dans la pièce morale, mais le cœur. Parce que Mirtillo préfère une autre, Corisca décide de se venger sur les amants au cœur pur :

‘First I will try allurements, and discover
Thy love to him, but will conceal the Lover ;
I'll use deceipts, if that avail me not ;
And if those fail me too, my brain shall plot
A brave revenge : Mirtillo shall partake
Hate, if he spurn at Love ; and I will make
His Amarillis rue, that she was ere
A Rivall unto me, to him so deer.
Last I will teach you both what 'tis to move
A woman to abhor where she did love.

(Il Pastor Fido , 1. 3. 729-738)’

Sa jalousie est l'élément de perturbation, l'agent du mal, dans un vaste ensemble de forces géré par l'oracle de la déesse Diane. Malgré son obstination à vouloir tout détruire elle sera finalement neutralisée car personne dans la pastorale ne demeure invulnérable au dieu tout-puissant de l'amour. Corisca n'est pas fidèle à ses maximes et tombe dans son propre piège. L'accent est mis sur le thème de la pureté et de l'intégrité comme conditions préalables au bonheur du couple (et, par extension, du pays). La fidélité en amour est la vertu symbolique qui conduit à la réconciliation après l'aliénation par le péché ; la plénitude est atteinte par l'intermédiaire de la caritas et de la fortezza, vertus d'origine païennes mais aussi chrétiennes, propres au cadre pastoral qui fusionne ces idéologies.

La vraie leçon de la pastorale est à trouver dans le contraste qui est souligné dans la pièce entre l'art et la nature, entre la fausse et la véritable raison, entre l'art artificiel et l'art naturel, entre Eros et Antéros . Corisca établit le lien entre la doctrine de l'inconstance et la morale du déguisement et de la dissimulation : l'honnêteté, pour elle, n'est que l'art de paraître honnête (3. 5). Cynique tacticienne de la guerre des sexes, elle entend cueillir dès aujourd'hui les fruits de la volupté car la femme n'a d'autre arme que sa beauté éphémère et la vie est trop brève pour lui consacrer un seul amour. Cependant, elle est, malgré elle, l'agent qui unit les amants, qui les conduit au mariage rédempteur pour la communauté et à l'exaucement des désirs refoulés d'un amour impossible.

Le contraste entre le monde décadent de la ville et "le monde vert" est marqué dans le Pastor Fido même en l'absence d'un enchâssement urbain. Carino, le père de Mirtillo, est le porte-parole d'une critique tonitruante des courtisans qu'il côtoie dans l'exercice de sa profession de poète-musicien à la recherche de la célébrité, et à la merci de la fortune :

‘CARINO
But who'd have dreamt midst plenty to grow poor ?
Or to be lesse by toiling to be more ?
I thought by how much more in Princes Courts
Men did excell in Titles and Supports,
So much the more obliging they would be
(The best enamell of Nobility).
But now the contrary by proof I've seen :
Courtiers in name, and Courteous in their meen
They are ; but in their actions I could spie
Not the least spark or drachm of Courtesie.
People in shew smooth as the calmed waves :
Yet cruell as the Ocean when it raves.
Men in appearance onely did I finde,
Love in the face, but malice in the minde :

(Il Pastor Fido , 5. 1. 4353-4366)’

Le thème sempiternel de la dissimulation pratiquée par les personnages-vice dans le théâtre homilétique est pratiquée par les courtisans dans le théâtre pastoral italien : l'orgueil et l'ambition sont encore présentés comme les fléaux de la société humaine d'où naît le désir d'accumuler les titres et les richesses de ce monde.

A l'insu de Carino, qui envoie son fils, Mirtillo, en Arcadie pour une cure de bienfaisance, sur les conseils de l'oracle, l'Arcadie contemporaine est tombée dans la déchéance, comme le laisse entendre les comparaisons d'Amarallis, dont la vie actuelle contraste avec celle d’une ère révolue (2. 5. 1652-1702), et celles du chœur de la fin du quatrième acte. L'oracle qui plane au-dessus des nymphes et des bergers arcadiens sera exaucé, comme dans The Winter's Tale, avec le retour d'un enfant égaré, élément providentiel qui restaurera l'harmonie entre l'homme et la nature d'avant la chute.

Diane régit la fidélité et la chasteté qui lui appartiennent dans cette Arcadie , mais non point la virginité. Le péché originel dans cet Eden est l'infidélité, et la restauration de l'harmonie dépend de la fidélité restituée. La relation entre la loi et l'instinct, entre l'Art et la Nature réside en la prière que les bergers chantent pour saluer Diane, la lune, complémentarité d’Apollon , le soleil fécond (5.3.376-386). La loi qui exige le contrôle et l'utilisation judicieuse de l'instinct naturel n'est pas en conflit avec les lois de l'amour, malgré ce que pense Amarillis. Une harmonie existe entre l'homme et la nature, comme entre le Divin et la nature, bien que cette vérité a été obscurcie par la raison déchue, représentée par l'art de Corisca qui s'oppose à la nature. Le conflit dans la pièce est entre la nature et l'art erroné, la raison fausse, la loi pervertie — cet art qui dégrade la nature au lieu de l'embellir. Cet art n'est qu'apparence ; la réalité consiste en l'union de la nature avec l'art qui coopère avec la nature et qui la perfectionne, comme le montre l'exemple de la médecine fournie par la potion miraculeuse connue des chasseurs qui guérit Dorinda de la blessure que lui inflige, accidentellement, le suivant de la chaste Diane, Silvio, le transformant en chasseur chassé, en victime heureuse de sa propre flèche. Lorsque l'art représente la raison fausse qui pervertit au lieu de remodeler la nature, Guarini le condamne. Les machinations de la nymphe Corisca, dont la perruque trompeuse reste entre les mains du satyre , et dont le raisonnement vicieux régit sa conduite en amour, sont déjouées par le dessein caché des forces providentielles de la pièce. L'accent est mis sur le thème de la pureté et de l'intégrité comme conditions préalables au bonheur du couple et de la société entière. Amarallis et Mirtillo incarnent la chasteté, vertu symbolique, bafouée par Corisca qui, en fin de compte, malgré elle, dénouera toutes les angoisses et permettra la rédemption de l'Arcadie.

L'intrigue contrapuntique qui se joue entre Silvio et Dorinda fait ressortir le paradoxe de l'amour et fonctionne comme un concetto dramatisé. Silvio préfère la chasse au sanglier aux ébats amoureux. Le sanglier, symbole à la fois de la mort et de la luxure, représente aussi la bestialité qui semble empêcher tout sentiment passionné de naître en Silvio. Linco, le vieux serviteur de son père, le met en garde contre son dédain pour l'amour et contre une éventuelle revanche de la part de la divinité :

‘LINCO
No soul in Love (the world's great Soul) ? But fool,
Too soon (believe't) thou'lt finde he is all soul :
(Perchance too late ;) for 'hee'll be sure before
'We die, to make us all once feel his power.


And (take my word)'worse torment none can prove,
'Then in old limbes the youthfull itch of love :

(Il Pastor Fido , 1. 1. 203-208)’

Linco voit en Silvio un élément de discorde qui menace l'harmonie de l'univers :

‘So young men enemies to love oppose
'Nature and Heav'n. Look Silvio round about,
Examine the whole Universe throughout :
All that is fair or good, here, or above,
Or is a lover, or the work of Love.

(Il Pastor Fido , 1. 1. 242-246)’

Une double métamorphose allégorique est opérée au sein de la forêt lorsque Dorinda, déguisée en loup pour suivre le dédaigneux Silvio, fervent de Diane, est accidentellement blessée par lui lorsqu'il tire sur ce qu'il croit être le "loup". La souffrance causée à Dorinda par sa flèche effectue une transformation qui la convertit en amour. Dans un climat tragi-comique, le déguisement de Dorinda permet un face à face d'ordre miraculeux qui ouvre la porte du mystère de l'amour à Silvio : le désir d’éliminer le sanglier avait aveuglé Silvio et masqué l'abnégation de Dorinda. La mise à mort symbolique du sanglier était aussi importante pour l'Arcadie , ce microcosme en quête d'un berger loyal pour racheter l'infidélité en amour qui a engendré sa chute. Depuis le Moyen Age, la forêt est aussi le lieu naturel de l'aventure initiatique, le lieu qui, par excellence, s'oppose à la civilité, à la raison, à l'humanité et, simultanément, le lieu où s'opèrent des transmutations sous des formes régénérées et supérieures. Dans la pastorale le lieu privilégié des processus qui conduisent à la connaissance de soi et au déchiffrement des lois de l'univers est la forêt : c'est le lieu liminal entre sécurité et danger, entre joie et douleur. George Louise Clubbe 532 constate que la pastorale italienne n'a jamais cherché à tendre un miroir à la nature. En effet, la forêt où Dorinda s'aventure dans sa chasse amoureuse n'est que d'une manière distanciée un lieu de sauvagerie : les véritables espaces initiatiques de la pastorale sont intérieurs à l'homme ou abstraits, topographiquement mal établis. Les lieux et les animaux de la forêt renforcent l'action tragique ou comique et permettent de libérer le monde intérieur, d'exprimer les peurs et les exaucements de l'esprit et de découvrir les vérités individuelles.

Notes
520.

Sidney , A Defence, p. 67.

521.

Guarini est en butte à d'innombrables critiques avant même la publication du texte définitif de sa tragi-comédie pastorale (1590). Il contre-attaque avec Il Verato (1588) puis Il Verato secondo (1593) ; il y affirme que la théorie d'Aristote ne recèle aucune implication morale : seule compte le plaisir que l'œuvre littéraire procure au lecteur ou au spectateur.

522.

Ces traditions voient leur origine dans les "May games" et les "wooing songs" : les amants rustiques que nous y rencontrons sortent de la pastourelle médiévale. Les conventions et les thèmes de la pastorale italienne sont développés dans les "entertainments" préparés pour la reine dans lesquels la chasteté figure souvent pour complimenter la reine Elisabeth, ou encore contrasté au motif du mariage félicite destiné à encourager la souveraine à se lier en mariage. A partir des années 1560 le monde arcadien des divertissements de la cour d'Angleterre est un savant mélange d'allégorie , de mythologie, et de rusticité. En témoignent les festivités préparés par le poète George Gascoigne dans le château de Kenilworth du comte de Leicester pour le séjour de la reine Elisabeth en 1575. Les nombreuses réjouissances données à cette occasion inclurent "des divertissements mythologiques et pastoraux, des feux d'artifice, des fêtes nautiques, des banquets suivis de"Masques", une partie de chasse et des jeux rustiques." Cité par Laroque, Shakespeare et la fête, p. 74.

523.

Hypothèse articulée par G. K Hunter, "Italian tragicomedy on the English stage", Renaissance Drama, New Series VI, 1973, pp. 123-124.

524.

Guarini commente ainsi les vers 3681-3686 dans l'édition de 1602 : "There rises in her greatly the fear of death which is made with art : first to move compassion in this tragic part ; and then to make so much greater the miracle of her courage when she elects to die for Mirtillo, with the purpose of showing the greatness of her love for him ; but much more the constancy and the honesty which she has always maintained in her words and which have never allowed her to cross the bounds of decorum are the prime object and, so to speak, the architectonic of our poet in her character." Station et Simeone, A critical edition, Critical notes, p. 172.

525.

Voir Allan H. Gilbert, Literary Criticism : Plato to Dryden, Detroit: Wayne State University Press, 1962, p. 512.

526.

Gilbert, Literary Criticism, p. 530.

527.

Allan H. Gilbert, Literary Criticism : Plato to Dryden, Detroit: Wayne State University Press, 1962, p. 523.

528.

Allan H. Gilbert, Literary Criticism, p. 511.

529.

Station et Simeone, A critical, Appendix 1, p. 177.

530.

1bid., p. 178.

531.

Station et Simeone, A critical, Appendix,1, p. 174.

532.

Clubbe, Italian drama, p. 146.