3. 4 Le paysage de l'esprit dramatisé

Pour les théologiens de la Renaissance, c'était presque un lieu commun d’affirmer que les plus hauts mystères dépassent l'entendement et qu'il les faut appréhender dans un état de ténèbres où les distinctions logiques s'évanouissent. Tout platonicien connaissait ce principe sous la forme de "l'Un au-delà de l'Être", auquel Platon avait fait allusion dans le Parménide. Pic de la Mirandole affirma son hédonisme mystique sous la forme d'un inoubliable paradoxe, renfermant un tour "orphique", dans l'une de ses énigmatiques Conclusiones …in doctrinam Platonis :

‘L'Amour est sans yeux aux dires d'Orphée parce qu'il est au-dessus de l'intellect. 533

La "théologie négative" de Denys l'Aréopagite avait formulé la puissance du négatif dans un langage extatique, mais comment ce dieu lubrique, Eros aveugle, démon qui brouillait l'intelligence de l'homme en éveillant ses appétits bestiaux, a-t-il pu être assimilé à une force supérieure à la raison qui nous élève au-dessus des plaisantes illusions des sens vers l'extase suprême ? Pic de la Mirandole découvre une heureuse concordance biblique au mystère orphique de l'Amour aveugle — dans les Epîtres de Paul le mystère de la joie supérieure à l'entendement semble trouver son corollaire dans l'expérience de l'amour que décrit saint Paul dans la Lettre aux Éphésiens (3, 19). Les humanistes renaissants n'hésitent pas à divulguer ce principe hybride. Lorsque, dans l'histoire d'Apulée , Psyché succombe au désir de voir Amour de ses yeux, elle apprend que cela suffit à faire disparaître le dieu. Il lui faut expier sa curiosité et sortir le vase de beauté du royaume de la mort avant de pouvoir rejoindre le transcendant Amour, avec lequel elle conçoit une fille nommée Volupté. Le thème de la cécité qui transporte jusqu'à la vision de la beauté spirituelle apparaît dans Le Banquet , 219a, lorsque Socrate met en garde Alcibiade contre la réalité des beautés imaginaires :

‘Les yeux de l'esprit ne commencent à être perçants que quand ceux du corps commencent à baisser 534

Ficin est amené à qualifier de bachique l'approche de Dieu par la négation de l'intellect :

‘Les théologiens anciens et les platoniciens […] voyaient l'esprit du dieu Dionysos dans l'extase et l'abandon d'esprits désencombrés, lorsque, en partie sous l'effet de l'amour naturel et en partie sur l'instigation du dieu, ils transgressent les limites naturelles de l'intelligence et, au prix d'une miraculeuse transformation, deviennent le dieu bien-aimé lui-même : lorsque, ivres d'un nectar tiré d'une nouvelle espèce et d'une incommensurable joie, ils délirent, pour ainsi dire, en un transport bachique. […] Dans l'ivresse de ce vin dionysiaque, notre Denys exprime son exultation. Il avance des énigmes, il chante en dithyrambes […] Afin de pénétrer la profondeur de ses propos […] d'imiter le caractère quasi orphique de ses dires […] nous avons nous aussi besoin du divin emportement." 535

Dans Il Pastor Fido et maintes autres favola boschereccia, écho est fait à la phraséologie mystique. Le grand prêtre Montano, le père de Silvio, évoque la qualité visionnaire des rêves :

‘'Not alwayes with the senses sleeps the soul :
'Rather when she is free from all controll
'Of cousening forms, which do the senses blinde,
'Whilst they're asleep, more wakefull is the minde.

(Il Pastor Fido , 1. 4. 867-870)’

Le chœur de la fin du premier acte souligne bien la cécité des mortels aux prises avec les forces imprévisibles d'un pouvoir providentiel qui régit le monde et règle les conduites, force les conversions et suscite les métamorphoses, donne un sens et une cohérence à l'inexplicable :

‘CHORUS
And yet who knowes ? what we imagine is
Our greatest crosse, may prove our greatest blisse.
'If on the Sunne no humane eye can gaze,
'Who then can pierce into Jove's hidden wayes ?
(Il Pastor Fido , 1. 5. 1151-1154)’

Le monde pastoral de Guarini est un espace contemplatif où l'on acquiert la connaissance de soi ou une vision céleste, où l'esprit aliéné peut être guéri, soit par un passage par la folie, soit par un furor cathartique , où l'humanité peut s'accorder avec la nature et aussi avec sa propre nature.

Le théâtre pastoral emmène le spectateur par les sens dans l'univers des idées : l'invisible est rendu visible par des actions fantastiques. La magie d'oracles, les métamorphoses ovidiennes, vont rendre visible sur scène une réalité que seuls les yeux de l'intellect sont capables d'appréhender. Le labyrinthe de l'erreur dans lequel l'esprit humain se perd est communiqué par la métaphore de la cécité, réitérée à plusieurs reprises, et par la structure imposée à la pièce. Le contraste entre les projets erronés des êtres humains et les chemins inconnus et imprévisibles par lesquels les forces de l'amour conduisent à la joie suprême est auréolé dans la scène emblématique centrale où l'on joue à colin-maillard (3. 2). Un glissement s'opère de l'espace de la vision à celui de l'entendement qui échappe au discours et au regard.

Guarini déchiffre l'allégorie derrière ce jeu dans ses Annotazioni : Amarillis qui a les yeux bandés représente l'Amour et les nymphes qui l'entourent, restant hors de sa portée, sont les cœurs que l'Amour ne peut pas saisir. Ce jeu innocent constitue le pivot de la structure tragi-comique de la pièce : à partir de cette scène la fable peut entraîner une chute vers une issue tragique ou au contraire passer dans un mode plus léger et amorcer la transcendance de la tragédie et l'ultime discordia concors de la fin heureuse. Amarillis finit par embrasser Mirtillo dans ce jeu manigancé par Corisca qui complote la mort de la nymphe afin de récupérer son amant dans ses filets. Le baiser entre Amarallis et Mirtillo paraît comme une transgression de l'oracle. Cependant l'intrigue comique œdipienne se termine avec une révélation de l’ordre du miraculeux et révèle la mauvaise interprétation de l'oracle et les limites de l'entendement humain face aux mystères du dessein providentiel. Ce jeu, qui, selon Guarini, relève aussi de la danse, représente en même temps théâtralement en miniature l'emblème de la pièce, la tragi-comédie des mortels dans le labyrinthe de la cécité, dirigés par des forces providentielles vers leur bonheur tout au long d'un parcours terrestre semé d'embûches. C'est le médiateur, Tirenio, prêtre âgé et aveugle, ‘"hee / Whose eyes are seel'd up earthward, but heav'n see."’ (5. 6. 5002-5003) qui intervient comme un deus ex machina (ou un "miracle " selon Montano) pour sauver la vie aux innocentes victimes de la concupiscence de Corisca. Un glissement subtile s’opère de la vision à l'ouïe et à la musique et finalement à l’entendement : la musique des sphères est évoquée dans le discours de Tirenio comme l’aboutissement des sentiers enchevêtrés et initiatiques que les protagonistes traversent, le centre caché dans lequel réside le plus mystérieux de la personne humaine et où se retrouve l’unité perdue de l’être qui s’était dispersé dans la multitude des désirs :

‘'For Heav'n with Earth will not familiar be,
'Nor face to face talk with Mortality.
'But those great wondrous things which us amaze,
'And on blind chance he more blind vulgar layes,
'Are but Heav'ns voice : the deathlesse Gods affect
'To speak to mortals in that Dialect.
'It is their language ; mute unto our ears,
'But loud to him whose understanding hears.
(A thousand times more happy is that wight
That hath an understanding pitcht so right).
(Il Pastor Fido , 5. 6. 5023-5032)’

Les deux couples, Silvio-Dorinda et Mirtillo-Amarillis, pénètrent dans les territoires de la mort sans s'égarer et ouvrent la porte d'une autre vie à la communauté entière, dont ils assurent la résurrection spirituelle.

Le contraste entre les apparences et le réel, tant exagéré dans le drame pastoral, représente le contraste entre le chaos perceptible par les humains et l'ordre céleste invisible. Les moyens dramatiques utilisés visent la simulation des mouvements du cœur vers la connaissance et la représentation de sujets de débat comme le pouvoir de l'imagination et de l'art, la vérité inexprimable, la cécité de l'esprit des mortels, la sage folie de l'amour.

Après la scène des réconciliations l'impression qui prédomine est celle de l’épiphanie, tout paraît miraculeux : les nuptiales remplacent les sacrifices, l'Amour s'affirme comme "le nœud et le lien perpétuels de l'univers" 536 . Les procédés du Divin sont mystérieux, conclut Carino :

‘Between our prayr's slow-winding paths, what odds
There is (by which we climb to Heav'n) and those
Director lines by which to us Heav'n bows !

(Il Pastor Fido , 5. 6. 5223-5225)’
Notes
533.

Wind, Mystères païens, p. 66.

534.

Platon , Le Banquet , 219a, p. 90.

535.

Wind, Mystères païens, p. 76.

536.

Ficin , cité par Wind, Mystères païens, p. 53.